D'un geste de la main, il invita Lucie à se lever. Ils firent quelques pas dans le couloir et s'arrêtèrent devant un ascenseur, où le professeur termina ses explications.
- D'un point de vue purement médical, le concept d'agonie est un peu plus compliqué que l'image symbolique de la bougie. En termes techniques, on parle d'abord de mort somatique, qui correspond à l'arrêt des fonctions vitales : cœur, poumons, cerveau. Des machines branchées sur le patient rendraient des courbes complètement plates, si vous voulez, et le décès serait déclaré officiellement. Mais ce n'est pas pour autant que les organes, eux, sont morts. À ce moment, le retour à la vie est théoriquement toujours possible, même si cela n'arrive jamais. Disons que l'organisme est entre deux mondes : mort, mais pas complètement.
Les portes de l'ascenseur s'ouvrirent. Le professeur appuya sur un bouton pour les bloquer et resta dans l'entrebâillement.
- Après la mort somatique, il se passe cette fameuse phase d'agonie qui, à cause de la privation d'oxygène, va conduire une à une, et de façon irréversible cette fois, les cellules vers leur mort organique. Elles vont alors se dégrader à des vitesses différentes : cinq minutes pour les neurones du cerveau, quinze pour les cellules cardiaques, trente pour celles du foie... Puis les autres tissus vont mourir progressivement, jusqu'à conduire à ce que vous connaissez bien dans la police.
- La putréfaction.
- Exactement : dégradation des protéines, action des bactéries. Mais vous l'avez bien vu avec votre affaire : une personne aux fonctions vitales inexistantes - somatiquement morte - peut très bien, dans de très rares cas, revenir à la vie. Ces exemples d'hypothermie repoussent réellement la définition de la mort que l'on déclarait, il y a encore quelques dizaines d'années, dès l'arrêt de la respiration.
Lucie se sentait mal à l'aise. Ces histoires de « morts, mais pas complètement » l'interpellaient.
- Et l'âme, là-dedans ? Quand quitte-t-elle le corps ? Entre les deux morts ? Avant ou après la mort somatique ? Dites-moi quand.
Le professeur sourit.
- L'âme ? Sachez que tout n'est que signaux électriques. Vous avez vu la plaquette que je vous ai montrée sur la circulation extracorporelle. Quand on débranche le câble, tout s'arrête. Vous avez déjà assisté à des autopsies, je présume, vous êtes aussi bien placée que moi pour le savoir.
Le chirurgien la salua et dit, avant de disparaître :
- En tout cas, tenez-moi au courant, votre affaire m'intéresse.
Une fois seule, la flic appela le second ascenseur, toute plongée dans les dernières paroles de son interlocuteur. L'âme, la mort, l'au-delà... Non, il ne pouvait pas s'agir que de signaux électriques, il y avait forcément quelque chose, derrière. Lucie n'était pas croyante, mais elle était persuadée que les âmes voguaient, quelque part, que ses petites filles étaient là, autour d'elle, et qu'elles pouvaient la voir.
Glacée par son entretien, elle regagna mécaniquement la sortie. Il neigeait assez fort. Des flocons plus compacts, plus volumineux qu'à Paris. Alors qu'elle réfléchissait à son entretien avec le professeur Ravanel, son regard buta sur l'arrière d'une ambulance qui filait, sirène hurlante. Les deux petites vitres arrière la fixaient comme deux yeux curieux.
Il y eut alors un déclic dans sa tête.
Elle courut vers des panneaux, au bout du parking, qui donnaient les directions des principaux services. L'un d'eux attira son attention. Immédiatement, elle ouvrit son carnet et relut les notes concernant le cauchemar de Lise Lambert.
Dans la minute, elle appela Sharko et annonça :
- Faut que tu viennes tout de suite.
- Pas maintenant. Je suis en train de galérer pour récupérer la liste du personnel et...
- Laisse tomber la liste. J'ai une intuition.
19
Au volant de sa 206, Lucie contourna l'aile ouest réservée à la pédiatrie, doubla les bâtiments administratifs et suivit une flèche qui indiquait « Services généraux et techniques ». Elle parla à Sharko comme à un collègue, froidement.
- C'est la vue de cette ambulance qui m'a permis de faire le rapprochement. Dans son cauchemar, Lise Lambert voyait une lumière oscillante, provenant, selon ses propres termes, d'yeux géants. Je crois que cette lumière venait plutôt de lampadaires de la route, et que ces yeux étaient...
- Les vitres arrière d'une camionnette ou d'un van vues de l'intérieur.
- Exactement. On sait que Lambert s'est fait enlever et probablement transporter dans un véhicule jusqu'au lac. Elle parlait de dizaines de draps blancs, partout autour d'elle. Tu vois où je veux en venir ?
Ils échangèrent un regard silencieux mais qui en disait long. Aux confins du centre hospitalier, le véhicule s'engagea dans un renfoncement cerné d'arbres et de roches. De longs bâtiments bien entretenus, coupés du reste, s'étiraient sur la gauche et la droite. Des panneaux superposés indiquaient « Entretien intérieur et extérieur », « Cuisine », « Transport de médicaments » et...
- « Blanchisserie », dit Sharko. Bien joué.
- Arrête avec tes « bien joué ». N'essaie pas de me brosser dans le sens du poil, OK ?
Elle ne put s'empêcher de lui adresser un petit sourire complice. Roulant au pas, ils s'approchèrent de cinq camionnettes toutes blanches, avec leurs deux vitres rectangulaires à l'arrière. À l'intérieur d'une zone couverte s'entassaient des vagues de draps, de taies et d'oreillers. Deux femmes et un homme semblaient nager dans cette mer improbable. Le bâtiment était imposant, tout plat, et presque sans fenêtres, sauf à son extrémité.
- Qu'est-ce qu'on fait ? demanda Lucie.
Sharko sortit son arme de son holster et la fourra dans la grande poche de son caban.
- À ton avis ?
Une fois garés, ils pénétrèrent discrètement par l'entrée vitrée du bout qui menait à un petit accueil. La pièce s'ouvrait sur une autre, beaucoup plus grande, d'où émanait un grondement permanent. Lucie y jeta un œil rapide. Au fond, d'énormes machines à laver, aux hublots démesurés, brassaient leurs montagnes de linge.
Après un coup de fil de la secrétaire, les deux policiers furent mis en contact avec le directeur de la blanchisserie, un petit homme chauve aux doigts courts et épais, au teint écarlate. Il portait une grosse écharpe mauve autour du cou. Sharko ferma la porte du bureau derrière lui et décida de prendre les rênes de l'entretien. Il fixa son interlocuteur et lui expliqua qu'ils recherchaient le suspect d'une affaire criminelle, qui travaillerait dans le coin et aurait conduit une camionnette identique à celles présentes sur le parking. Alexandre Hocquet fronça les sourcils.
- Et vous pensez qu'il fait partie de mon personnel ?
Sharko répondit par l'affirmative et poursuivit avec des questions. Lucie et lui s'étaient assis sur deux chaises peu confortables, du genre de celles qu'on trouve dans les classes d'école primaire.
- Depuis combien de temps travaillez-vous ici, monsieur Hocquet ?
- Deux ans. Je remplace Guy Valette, l'ancien directeur parti à la retraite.
L'homme toussa longuement. Lucie eut l'impression que sa gorge allait partir en lambeaux.
- Excusez-moi... Je ne m'en sors pas avec ce rhume que je traîne depuis plusieurs jours.
- J'espère que ça finira par s'arranger. Combien d'employés sont sous vos ordres ?
- On est aujourd'hui une soixantaine, dont cinquante-trois agents qui travaillent cinq jours sur sept.
- Vous les connaissez tous ?
- Plus ou moins. On embauche de plus en plus de CDD ou d'intérimaires, alors les visages tournent souvent. Mais disons qu'il y a un socle d'une vingtaine d'employés qui bossent ici depuis pas mal d'années.
- Beaucoup d'hommes ?
- Pas mal, oui. Environ la moitié, je dirais.