Il eut une inspiration chargée d'amertume.
- On doit retrouver le monstre qui a fait ça, Franck.
Sharko garda un air impassible, cette fois.
- Dans la voiture, tout à l'heure, Lucie a dit une phrase intéressante sans s'en rendre compte. Elle a dit : « On y va, c'est sur la route... » Le gamin a été enlevé à Créteil, on le retrouve vingt bornes plus au sud, le long de l'A6. C'est l'autoroute d'où on vient.
- Et donc, selon toi, l'assassin partait vers le sud ?
Sharko pensa à l'homme au Bombers. À la Mégane bleue qui les avait doublés dans les montagnes. À cette bergerie isolée, vide de toute humanité. Aux crucifix et à l'eau bénite. Une identité lui revenait en tête, sans cesse : l'abbé François Dassonville. Chanteloup avait-il finalement identifié le véhicule du religieux ? Allait-il creuser la piste, comme il l'avait certifié ?
- C'est une évidence. Possible que tout se joue chez les gendarmes de Chambéry, ces jours-ci. On doit garder un contact très étroit avec ce Chanteloup. Je compte sur toi pour le harceler au téléphone et ne pas le lâcher d'une semelle.
Le chef de groupe acquiesça. Deux garçons de morgue arrivaient pour emmener le petit corps : des gaillards costauds, bonnets sur la tête, gros gants en nylon et visages fermés. En retrait, le gyrophare bleu éclaboussait la végétation, donnant à cette forêt des allures apocalyptiques.
Sharko poursuivit :
- On doit comprendre le sens de la photo des scientifiques qu'on a entre les mains. Qui est la troisième personne sur le vieux cliché ? À quel sujet Einstein et Curie ont-ils pu se réunir ? Ce manuscrit mystérieux, rapporté par un homme de l'Est, est-il historiquement identifié ? Bref, on a besoin des meilleurs spécialistes. Je file au 36 pour déposer tout ça.
- Je peux le faire. Je repasse par là et...
- Non, non, j'ai un truc important à vérifier dans les fichiers. Tu pourras raccompagner Lucie à l'appartement ? Assure-toi qu'elle rentre bien, surtout, et qu'elle verrouille derrière elle.
Bellanger marqua sa surprise quelques secondes, puis hocha la tête, un peu gêné.
- Si tu veux.
- Merci...
- À mon avis, Pascal est encore au bureau, il te parlera du message du "Figaro". Il a pigé certaines choses très intéressantes. De plus en plus, j'ai la certitude que tout s'est déclenché au Nouveau-Mexique. J'ai déjà mis le bureau des missions sur le coup, les informant qu'on allait faire un petit aller-retour sur place, et ce, dès que possible. C'est-à-dire... probablement demain. La direction nous donne tous les moyens nécessaires pour qu'on avance au plus vite. Cette histoire commence à faire un sacré bruit. Sans oublier ce môme, maintenant.
- Demain, tu dis ?
- Oui, demain. Toi, tu as l'habitude des voyages, et tu sais aller à l'essentiel. Ça te brancherait ?
- Je n'en sais rien. Qu'est-ce qu'il y a de si important à trouver, au Nouveau-Mexique ?
- Pascal t'expliquera. Mais ça doit valoir le déplacement.
Sharko se rapprocha de Lucie et lui expliqua qu'il se rendait au Quai des Orfèvres. Elle ne le regarda pas, ne répliqua pas, comme si elle était ailleurs. Ses yeux accompagnaient le sac en plastique qu'on embarquait. Lorsqu'il la serra contre lui, le commissaire entendit deux objets lourds chuter au sol. Il baissa alors les yeux pour voir que la femme qui partageait sa vie venait de lâcher ses chaussures.
Elle était en chaussettes dans la neige.
32
Nicolas Bellanger ne s'était pas trompé : Pascal Robillard était bien là, assis à son bureau, cerné de tours de paperasse. Et, au milieu de tout ce chaos, son sac de musculation, couleur orange criard, qui devait avoir été acheté bon marché une bonne dizaine d'années auparavant. Dès qu'il vit Sharko, le lieutenant se leva et vint lui serrer la main chaleureusement.
- Tu sais qu'il y a de meilleurs moments pour se baigner dans un torrent ?
- Oui mais, l'hiver, on dit que ça raffermit la peau !
Échange de sourires, cependant, l'esprit de Sharko était ailleurs.
- Ça me fait plaisir de te revoir, en tout cas, fit Robillard en retournant à sa place.
Sharko ôta son gros blouson et le posa sur le dossier de sa chaise. Il ouvrit un tiroir et avala deux Dafalgan avec de l'eau. Sale journée. Il était presque 19 heures. Quelques officiers encore présents, au courant du retour du commissaire, vinrent prendre brièvement de ses nouvelles : les bonnes et les mauvaises infos se propageaient à la vitesse du feu à la Crim'. Une fois qu'il fut seul avec son collègue, Sharko lui demanda un point sur les investigations en cours. Très vite, le lieutenant aux petites lunettes rondes obliqua sur le message trouvé dans "Le Figaro".
- « On peut lire des choses qu'on ne devrait pas, au Pays de Kirt. Je sais pour NMX-9 et sa fameuse jambe droite, au Coin du Bois. Je sais pour TEX-1 et ARI-2. J'aime l'avoine et je sais que là où poussent les champignons, les cercueils de plomb crépitent encore. » Viens voir.
Sharko s'approcha de l'écran que pointait Robillard et sur lequel était affichée une carte des États-Unis.
- Regarde ici. Albuquerque, là où Valérie Duprès a passé quelques jours récemment, se situe au Nouveau-Mexique. Juste à côté, tu trouves le Texas et l'Arizona. NMX, TEX, ARI. Ce sont les diminutifs de ces trois États adjacents. J'ignore, par contre, ce que peut signifier le chiffre derrière. Des coordonnées géographiques qui désignent une région particulière dans le pays concerné ? Je n'ai pas pu trouver l'info. Mais...
Il zooma sur l'État du Nouveau-Mexique, dans les alentours d'Albuquerque, grosse ville à une centaine de kilomètres de Santa Fe. Elle accueillait l'aéroport international du pays.
- Tu vois, là, à l'extrémité sud-est d'Albuquerque ? C'est la base militaire de Kirtland, haut lieu de l'US Air Force.
- Le « Pays de Kirt », si on traduit.
- Pas mal, ta chute dans l'eau n'a pas tout cramé sous ton crâne. (Il sourit). À en croire ce message, Duprès est allée fouiner sur cette base. Je vais essayer de joindre leur service communication, pour voir si elle est bien passée par là.
Robillard était impressionnant de maîtrise. Sans décoller les fesses de son bureau, il était capable de partir aux quatre coins du monde et d'en rapporter des informations essentielles.
- Poursuivons. Pays de Kirt, avec une majuscule à « Pays », m'a orienté vers l'autre terme, Coin du Bois, en majuscule lui aussi. Je me suis dit qu'il s'agissait peut-être d'un autre jeu de mots, d'une autre traduction. Bingo. (Il écrasa son index sur la carte). Edgewood, petite ville paumée au milieu du désert, à une quarantaine de bornes d'Albuquerque.
- T'es incroyable.
- Mouais, ça a bouffé mon dimanche et toute cette nuit, si tu veux savoir. Et ce n'est pas fini, ce message codé m'a encore révélé de petites choses sympathiques. Cette Valérie Duprès avait une sacrée imagination.
- Ne parle pas d'elle au passé. On ne sait jamais.
- On ne sait jamais, tu as raison. Question : quand tu fais une radiographie, pourquoi tu te colles devant une plaque de plomb ?
Sharko haussa les épaules.
- Parce qu'elle empêche les rayons X de passer, fit Robillard. Ils sont composés d'éléments radioactifs, et le plomb stoppe la radioactivité. Les cercueils de plomb, qui crépitent, ne font pas référence à des enfants atteints de saturnisme, comme tu le pensais. Non... On enfermait dans des cercueils de plomb les corps frappés par la radioactivité.
Robillard ouvrit un favori Internet. Un visage apparut. Sharko écarquilla les yeux face à la terrible coïncidence.