Lucie nota le code sur son carnet et le remercia. Une fois seule, elle se mit au travail. Elle entra l'identifiant codé de Valérie Duprès dans la case concernée, et lança la recherche. Une liste à n'en plus finir apparut.
- Bon sang...
Quatre cent quatre-vingt-trois lignes se suivaient sur plus de quinze pages, avec des titres aussi incompréhensibles que « Revelance of Nuclear Weapons Clean-up », « Experience to Dirty Bomb Response », ou encore « The Environmental Legacy of Nuclear Weapons Production ».
Lucie soupira. Comment réussirait-elle à s'y retrouver dans cette jungle ? Hors de question, évidemment, d'aller se farcir tous les documents listés. Elle se leva, nerveuse, et réfléchit. Duprès menait des recherches sur les déchets nucléaires, certes, mais quelque chose avait fait que, aujourd'hui, elle avait disparu. Quelque chose qui s'était déclenché entre ces murs.
Un document en particulier, peut-être, un dossier sur lequel elle n'aurait pas dû tomber. On peut lire des choses qu'on ne devrait pas, au Pays de Kirt.
Lucie se concentra de nouveau sur son écran et tria l'interminable liste par date et heure, de manière à retranscrire le cheminement intellectuel et temporel de la journaliste. Le rapprochement des temps de consultation, dans le haut de la liste - donc à son arrivée aux archives, - indiquait clairement que la journaliste d'investigation avait tâtonné, multipliant les pistes sans forcément consulter ou lire à fond les ouvrages correspondants. On ratisse large, on cible un peu mieux et on affine, jusqu'à tomber sur les éléments qui nous intéressent. Il était donc probable que le cœur de sa quête devait se trouver plus loin dans la liste.
Lucie fit défiler les pages. Mardi... Mercredi... Au bout de deux jours de présence entre ces murs, les choses se précisaient sérieusement pour Duprès. Les titres et les courts résumés - quand ils existaient - traitaient enfin de déchets nucléaires, de leur impact sur la santé des peuples, de la faune et de la flore qui évoluaient à proximité des anciens sites. On parlait de tritium atmosphérique, de territoires indiens irradiés, d'eau contaminée, d'études sur les populations de saumon du fleuve Columbia, des risques de leucémies, de cancers des os ou de mutations génétiques. De quoi noircir pas mal de pages d'un livre d'investigation.
Lucie se dit qu'elle était, cette fois, au cœur des préoccupations de Valérie Duprès. Face à quelques-uns de ces titres, des chiffres entre parenthèses indiquaient la date de déclassification, quand déclassification il y avait eu.
Lucie continua à parcourir la longue liste des yeux. Duprès avait trouvé, dans ces archives, la poule aux œufs d'or : des quantités de dossiers, de données qui allaient étayer ses propos, proposer de la matière à son ouvrage. Elle fit défiler les pages rapidement, jusqu'à la fin, là où, logiquement, Valérie Duprès avait déniché ce qui avait peut-être tout déclenché.
Le dernier titre lui fit serrer les poings : « NMX-9, TEX-1 and ARI-2 Evolution. Official Report from XXXX, Oct 7, 1965. » Nerveusement, elle sortit une copie du message du "Figaro" de sa poche : « Je sais pour NMX-9 et sa fameuse jambe droite, au Coin du Bois. Je sais pour TEX-1 et ARI-2. J'aime l'avoine et je sais que là où poussent les champignons, les cercueils de plomb crépitent encore. »
Elle y était. Le document avait été déclassé en 1995. Mais pourquoi cet ensemble de « X », à la place du nom du rédacteur ? Cette identité avait probablement été effacée du document d'origine, qui s'était sans doute, par la suite, égaré dans le labyrinthe administratif. Lucie voulut afficher le détail associé au rapport, mais il n'y avait aucun résumé du contenu. Juste ce titre bizarre.
Elle mémorisa l'emplacement du dossier et s'enfonça dans le centre d'archives. Allée 9, étage 2, casier 3, document numéro 34 654. Elle tira une petite échelle à elle et grimpa. Elle trouva bien les documents 34 653 et 34 655, mais pas le 34 654. Elle fit plusieurs vérifications, sans succès. Où était ce fichu document ? Duprès l'avait-elle dérobé ? Une journaliste se baladant avec une fausse carte d'identité en était bien capable.
Lucie sortit les documents adjacents du casier et les consulta rapidement. Ils n'avaient rien à voir avec le nucléaire. Les uns parlaient de véhicules militaires, les autres de radars et d'appareils de détection.
Elle ragea et retourna en courant à l'ordinateur. Impossible que sa piste s'arrête ici, c'était trop bête. Furieuse, elle revint dans le menu de la base de données et lança une recherche par titre. Elle entra NMX-9, TEX-1 and ARI-2 dans la bécane. Le logiciel renvoya logiquement à un seul document, le fameux 34 654. Un bouton permettait d'obtenir la liste des personnes qui avaient accédé à ce titre dans la base. Lucie cliqua dessus et obtint quatre enregistrements. AZG123J, le 21 décembre 2011 - c'était elle, - AZH654B, le 2 octobre 2011 - c'était Valérie Duprès - et AYH232C, le 8 mars 1998. Et surtout, AZG122W, le mardi 20 décembre 2011, à 18 h 05.
La veille au soir...
La flic sentit instantanément la tension monter en elle. Elle tenta tant bien que mal de retrouver l'identité des personnes à partir du code, mais elle n'y parvint pas. Excitée, elle retourna en quatrième vitesse dans la bibliothèque, fit appeler Josh Sanders et lui expliqua son cas. Elle insista sur le fait qu'il s'agissait d'une enquête criminelle et qu'elle devait absolument connaître les identités des consultants associés aux fameux codes.
- Hier soir, vous dites ? fit l'Américain. J'étais en déplacement. Sans doute mon collègue s'est-il occupé de cette personne.
Il se pencha vers l'écran.
- Il faut une autorisation spéciale dans la base. Laissez-moi faire.
Lucie trépignait d'impatience. Elle allait et venait, les bras croisés, les yeux rivés sur sa montre. On l'avait devancée de quelques heures.
- Le document n'est plus à sa place, dit-elle. Pensez-vous que quelqu'un a pu le dérober ?
- Nous disposons de portiques de sécurité à l'entrée de la bibliothèque. Tous nos ouvrages ou dossiers d'archives contiennent une micropuce électronique, soigneusement dissimulée. De plus - il tourna la tête vers les recoins de la pièce - nous disposons de caméras de surveillance. Ce document ne devait tout simplement pas exister. Les bugs dans la base arrivent, parfois. Des erreurs de saisie, des documents rentrés deux fois, des purges que l'on oublie de faire.
Lucie le sentait sur la défensive, il ne voulait pas s'embarrasser avec ce genre de problèmes.
- Peut-être, oui, fit-elle. Elles enregistrent, vos caméras ?
- Elles filment juste, sans sauvegarde. Un gardien surveille en permanence les écrans de contrôle.
Il tapa sur le clavier et se redressa enfin.
- Voilà, j'ai vos infos. La première personne à avoir consulté le document depuis sa déclassification s'appelle Eileen Mitgang. La consultation a eu lieu en 1998.
- C'est surtout l'autre personne qui m'intéresse. Celle d'hier soir.
Le militaire appuya sur une touche.
- Il s'appelle François Dassonville.
Un véritable choc. Lucie resta sans voix. Tout le monde cherchait Dassonville en France, et il était ici, au Nouveau-Mexique, sur les traces du fameux dossier. La flic se sentit désarçonnée quelques secondes. Sans ce document, que pouvait-elle faire ? À moins que...
- Cette Eileen Mitgang, il me faut son adresse, vite.
Sanders secoua la tête.
- Elle ne figure pas dans la base, parce qu'on s'est mis au fichage systématique des visiteurs uniquement après les attentats de 2001.
Il décrocha le téléphone.
- Je vais demander à ce qu'on jette un œil aux vieux registres d'admission concernés du poste de garde. En général, on exige toujours des visiteurs la raison de leur venue sur notre site.