Выбрать главу

L'attente était interminable. Quand il raccrocha, il avait l'air satisfait. Il se tourna vers Lucie :

- D'après les renseignements fournis, Eileen Mitgang était, en 1998, journaliste au Albuquerque Daily, qui se trouve à quelques kilomètres d'ici.

Lucie avait déjà renfilé son blouson et ses gants.

- Raccompagnez-moi vite jusqu'à la sortie, s'il vous plaît.

42

Un homme, assis seul sur un sol crasseux. Le vent froid qui s'engouffre par les vitres brisées siffle et vient percuter son visage dur. La neige qui tombe, dehors, et anéantit toute trace de vie.

Et partout autour, un silence de mort.

Sharko était revenu à la Petite Ceinture, dans le poste d'aiguillage abandonné, qui venait d'être passé au crible par Basquez et ses hommes. Devant lui, entre les éclats de verre, des clichés étaient disposés en arc de cercle. Ceux de la salle des fêtes de Pleubian, avec le message de sang. Ceux de la cabane au milieu de son étang, ceux de la scène de crime de 2004, concernant ce couple assassiné au bord du marais. Ceux, aussi, du visage défoncé de Gloria et de son corps nu, étalé sur la table d'autopsie. Tôt dans la matinée, Sharko avait insisté pour être présent à l'examen médico-légal, et Basquez, compatissant envers un collègue qu'il connaissait depuis des années, avait cédé.

Le commissaire avait voulu prendre la mesure de tout ce que la pauvre femme avait subi.

Pour entrer dans la tête du tueur.

Il sursauta quand son téléphone vibra au fond de sa poche. Il consulta le SMS :

« J'ai pris mes quartiers, tout s'est bien passé. J'espère que tout va bien de ton côté. Je t'aime. »

Je t'aime... Le mot résonna dans sa tête longtemps. Je t'aime, je t'aime... Il ne put s'empêcher d'imaginer Lucie, là, à la place de Gloria, gisant au sol. Emporté par ses pensées trop intenses, il sentit son souffle chaud dans son cou et la vit le supplier de la secourir. Il secoua la tête. Jamais il ne permettrait qu'on fasse du mal à sa Lucie. Jamais.

Dans un soupir, il rassembla les photos et se mit à les jeter une à une, comme lorsqu'on distribue des cartes à jouer sur la table. Il y eut un petit claquement sec au moment où l'un des rectangles de papier toucha le sol. Par l'une des vitres brisées, le vent s'engouffra et lui glaça les os. Parcouru d'un spasme, il trembla de la tête aux pieds.

Clac... Gros plan sur le torse bleuté de Gloria. Sharko avait fait le vide dans sa tête et gardait, à présent, un visage impassible. Il le fallait.

D'après le légiste, Gloria avait été pénétrée sexuellement avec une main gantée. Les ecchymoses entre ses cuisses en témoignaient cruellement. Son bourreau l'avait détenue, humiliée, tabassée juste là, à quelques centimètres. Le flic imagina les cris, la douleur, il vit les yeux de l'assassin s'agrandir, tandis que ses mains gantées serraient une barre de fer fendant l'air.

Cette façon de procéder portait les signes caractéristiques d'une démarche froide, méthodique, qui avait transformé Gloria en un simple objet, un passage obligé pour le toucher lui, Franck Sharko. L'homme était organisé, cohérent, il ne laissait rien au hasard. Il était le genre de type qui possède un véhicule fonctionnel et contrôlé régulièrement, qui paie ses factures et qui est en bonne forme, capable de se déplacer, de voyager, de porter un corps, de se fondre dans la masse.

Au magasin-relais du 1er arrondissement où Sharko venait de se rendre, personne ne se souvenait d'un individu venu chercher une grosse imprimante laser en 2007. Ça remontait à quatre ans, et le type n'avait pas marqué les esprits comme auraient pu le faire, peut-être, un Guy Georges ou un Philippe Agonla.

Où était cette ordure ? Que faisait-il, en ce moment même ? Regardait-il un film au cinéma, préparait-il son prochain coup d'échecs ?

Les échecs... La partie que lui livrait l'assassin était intitulée l'« Immortelle ». Le pro des échecs du 36 l'avait déduit grâce au tout premier message : « Nul n'est immortel. » Il s'agissait de l'une des parties les plus connues, jouée entre Adolf Anderssen et Lionel Kieseritzky en 1851. L'Allemand Anderssen avait gagné en réalisant un mat parfait, déployant avec force ses pièces blanches, alors que toutes celles de son adversaire étaient encore sur l'échiquier, mais tellement mal coordonnées qu'elles n'avaient rien pu empêcher. Le Cxg7+ en était le vingt et unième coup.

La partie en comportait vingt-trois.

Deux coups supplémentaires, qui menaient irrémédiablement à la mort du roi noir.

Clac, clac, Sharko continuait à faire défiler les photos et essayait de visualiser une silhouette mentale. Si le tueur s'identifiait à Adolf Anderssen, alors il dégageait une personnalité à la rigueur exemplaire. Anderssen était un théoricien au jeu classique, sans coups de folie, dévoreur de littérature échiquéenne plutôt que batailleur compulsif. L'Immortelle, avec ses pièces noires toutes présentes mais inefficaces, pouvait très bien montrer l'image que l'assassin avait des flics : une armée d'incompétents dont il se jouait ouvertement, incapables de le saisir. Vouait-il une haine sans limites à la police ?

Le flic vit aussi, dans son analyse mentale, un voyageur, un homme de l'ombre, un métronome, qui savait quand et où frapper, dans la plus grande discrétion. Aujourd'hui, ce monstre avait une quête profonde, un but : la destruction. Il avait fait de Sharko un cristal de haine, une pièce à anéantir mais pas trop vite. De ce fait, il avait probablement mis de côté toutes ses activités annexes, ses loisirs, pour se consacrer exclusivement à cette monstrueuse vengeance (comme Anderssen, jouant aux échecs pendant ses congés, car il était professeur dans un lycée) sans que personne s'aperçoive de rien.

Clac... Ce vieux poste d'aiguillage, photographié sous tous les angles. Sharko ferma les yeux et réfléchit. Pourquoi avoir choisi ce bâtiment-ci en particulier ? Le tueur avait cherché un lieu isolé, coupé de la vue des passants, où il était certain de ne pas être dérangé. Mais il existait des centaines d'endroits comme celui-là autour de Paris. Alors, pourquoi ici ?

Sharko déploya une carte de la capitale qu'il avait emportée avec lui. Il traça des croix aux points stratégiques. L'imprimante dans le 1er arrondissement. Ce lieu, dans le 18e, à quelques kilomètres seulement. Garges-lès-Gonesse, là où avait été enlevée Gloria. Le flic savait que ce type de pervers agissait, la plupart du temps, dans un environnement qui lui était familier. L'homme avait parcouru une bonne vingtaine de kilomètres depuis Garges pour déposer Gloria spécialement ici. Vivait-il dans le coin ? Comment avait-il appris à connaître cet endroit abandonné ?

Clac, les corps dépecés d'un couple. Sharko respira bruyamment sans quitter la photo des yeux. Les jeunes n'avaient pas été épargnés, ils hurlaient encore leur souffrance sur le papier glacé. Découverts en 2004, au bord d'un marais, et tués par celui que Sharko traquait. À l'époque, les flics avaient parlé d'un connaisseur de l'anatomie humaine, à cause de la précision de la dissection. Un type cultivé, astucieux, appliqué dans son « travail ». Pourquoi cette violence extrême ? Pourquoi s'être arrêté après un seul passage à l'acte ? Juste une démonstration ? Stabilité affective ? Contrainte extérieure, comme un séjour en hôpital psychiatrique ? Long déplacement à l'étranger ou prison ?

Peu importait : ce malade était fin et réfléchi, puisque ce double homicide barbare de 2004 n'avait jamais été résolu, en dépit de tous les efforts déployés par la police criminelle. Par-dessus tout, le tueur connaissait les techniques des forces de l'ordre, les analyses ADN, le fichage des données génétiques... Il faisait partie de ces cinq pour cent qu'on n'attrape jamais, parce qu'ils mettent de l'intelligence derrière chacun de leurs actes.