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Le commissaire ragea, il n'avait rien à sa disposition, hormis un profil fantôme et de fichues statistiques : probabilité d'homme blanc à soixante-quinze pour cent, âge estimé entre trente et quarante-cinq ans, socialement intégré, célibataire, peut-être, mais que rien n'empêchait d'avoir une famille et des gosses. Celui qu'on pouvait croiser dans la rue, chaque matin, sans jamais se douter de ses activités, et qui possédait sans doute un emploi stable. Et blablabla.

Le flic se leva et cogna contre le mur en criant.

- Fichues conneries !

Les photos ne lui parlaient pas, les lieux ne lui parlaient pas, rien ne lui parlait. Où étaient ses intuitions, celles qui, par le passé, lui avaient permis de résoudre des affaires de ce genre ? Qu'avait-il espéré ? Y arriver seul ? Le capitaine Basquez, de son côté, allait se charger de ratisser le voisinage de Gloria, d'interroger ses voisins, de lancer une enquête de proximité là-bas, à une centaine de mètres, auprès des sociétés de transport. Il avait certainement plus de chances d'aboutir que lui, Sharko, enfermé dans cet endroit maudit, à tourner en rond.

Il regretta de ne pas avoir informé ses collègues dès qu'il avait compris le sens du message de Pleubian. Au moins, ils auraient tous gagné du temps et peut-être évité la mort atroce de Gloria.

Comment réagirait Lucie quand elle apprendrait toute cette histoire, et à quel point il lui avait menti ?

Il ramassa ses photos et, encore, se mit à les claquer au sol, d'un geste mécanique. Ses yeux fixaient le béton, ses pupilles se dilataient. Il entendit les cris, il sentit la peur de Gloria, son désespoir. Il n'eut plus faim, ni froid, ni soif, tout devint trouble, sans consistance.

De longues minutes plus tard, il retrouva ses esprits lorsque son téléphone sonna. C'était son chef, qui lui annonçait une relative bonne nouvelle : il n'était pas suspendu de ses fonctions. Sharko raccrocha sans le moindre sentiment de joie. Il frotta la poussière sur son costume du dos de la main, fixa une dernière fois le poteau en béton et le sang, juste devant ses chaussures, avant de disparaître, les épaules basses.

Au milieu de l'après-midi, il récupéra un nouveau pistolet à l'armurerie du 36. Un Sig Sauer tout neuf, dix-huit balles, dans un étui ainsi qu'un holster. Il caressa longtemps la crosse, promena l'arme d'une main à l'autre, avant de la ranger à sa place, le long de son flanc gauche. Curieusement, il avait toujours aimé ce geste rassurant, il en avait toujours été fier, en dépit de tout. Quand il remonta au bureau, Bellanger était en train d'enfiler son blouson. Sharko s'approcha et lui tendit la main.

- Je crois que je dois te remercier.

Ils échangèrent une poigne solide. Le commissaire salua également Robillard et revint vers son chef.

- Du neuf ?

- Plutôt, oui. Et ce n'est pas gai.

- T'as vu une lueur d'espoir depuis le début de cette enquête, toi ? Explique.

- D'abord, un chirurgien a jeté un œil aux photos des mômes allongés sur la table d'opération, en particulier celui avec la cicatrice. Selon lui, il s'agit d'une opération visant le cœur, ou dans le but d'établir une circulation extracorporelle.

Sharko fronça les sourcils.

- Comme cette histoire de cardioplégie froide...

- C'est l'option qui me paraît la plus évidente, en effet.

Ces réflexions instaurèrent un silence malsain. Depuis son bureau, Pascal Robillard écoutait la conversation. Bellanger tourna les yeux vers une feuille posée devant lui.

- Ce sont les résultats des analyses sanguines du gamin qu'on a retrouvé dans l'étang, le labo me les a faxées tout à l'heure. C'était une bonne intuition de creuser par là, parce que ce qu'ils ont trouvé dans son sang est particulièrement intrigant.

- Du genre ?

- D'abord, le dosage de la TSH, qui est l'hormone en rapport avec la glande thyroïde, est inférieur à la moyenne. Cela signifie que le môme était en hyperthyroïdie. Pas de quoi laisser penser à un cancer de la thyroïde mais, en tout cas, c'est anormal pour un enfant de cet âge-là.

Sharko connaissait cette glande, située au niveau du cou. On en avait beaucoup parlé lors de la catastrophe nucléaire de Fukushima, au Japon, parce qu'elle emmagasinait l'iode radioactif qui fuyait de la centrale nucléaire. De fil en aiguille, il songea au voyage de Duprès au Pérou et au taux hallucinant de gamins atteints de saturnisme.

- Et le plomb ? demanda-t-il. On en a décelé ?

- La plombémie... J'y viens. Le seuil de déclaration obligatoire du taux de plomb dans le sang aux autorités de santé publique, par le médecin, est normalement - je lis - de dix microgrammes par décilitre. L'enfant en avait le tiers, soit trois microgrammes, ce qui est relativement faible mais néanmoins anormal.

- Tout semble anormal avec ce gamin. La thyroïde, le plomb.

- Oui, et ce n'est pas tout. Les experts du labo ont aussi détecté des traces de radionucléides dans les cellules sanguines, notamment des dérivés d'uranium et, surtout, du césium 137.

Sharko fronça les sourcils. Le nucléaire revenait à la charge. Il pensa au voyage de Lucie, à la photo d'Einstein, de Marie Curie, à cette histoire de cercueils qui crépitent.

- De l'uranium et du césium ? Donc, cet enfant aurait été en contact avec un environnement pollué par le nucléaire ?

- Probablement, oui. Rappelle-toi, il avait aussi un début de cataracte, de l'arythmie, des problèmes rénaux. Un tas de dysfonctionnements qui pourraient être les conséquences de radiations directes ou indirectes, d'après les spécialistes.

- Par indirectes, tu entends ?

- Des problèmes génétiques transmis par des parents ayant été contaminés. Mais aussi l'absorption d'eau ou de nourriture ayant été en contact avec des éléments radioactifs. De la nourriture empoisonnée mais de façon invisible, si tu veux, et qui détruit l'organisme à petit feu.

Sharko se rappelait parfaitement le visage de l'enfant, à l'hôpital, qui paraissait pourtant serein et en bonne santé. Cependant, son organisme, ses cellules se dégradaient lentement et irrémédiablement. Le commissaire réagit lorsque Bellanger fit crisser la fermeture Éclair de son blouson.

- Et où trouve-t-on ce taux de césium ou d'uranium en France ?

- Nulle part, les concentrations sont bien trop élevées. Il est désormais évident que le môme vient de l'étranger.

- Où ?

- Je n'en sais rien. Un endroit fortement contaminé, c'est sûr. Les États-Unis ? La Russie ? Le Japon ? La région de Tchernobyl ?

- L'Ukraine... Ça pourrait être compatible avec ce type irradié jusqu'à l'os, arrivé chez les moines il y a vingt-six ans. Ce fameux « Étranger » qui a débarqué en France avec son manuscrit maudit. On en revient systématiquement à la même chose.

Il frissonna. Tchernobyl... Un mot qui lui faisait toujours aussi peur, tristement remis au goût du jour avec la catastrophe en Asie. Le flic avait déjà vu des reportages sur le sujet, il avait encore en tête l'image de bébés nés monstrueux et difformes, d'hommes brûlés par les radiations, de femmes chauves. Il songea également aux clichés de l'Étranger, agonisant sur son lit d'hôpital.

La voix de Bellanger lui revint aux oreilles :

- Les gars du labo poursuivent leurs investigations. Ils vont contacter les organismes de santé spécialisés nationaux et internationaux, établir le taux exact de césium dans l'organisme du môme et le comparer à des banques de données d'individus qui présentent ce genre de problèmes sanguins. En espérant qu'on aboutisse enfin à une piste sérieuse. Mais une chose est certaine : ce sang est du sang malade, contaminé, il n'a aucune valeur marchande. Il ne peut pas sauver des vies ni se vendre. Il est purement et simplement une monstruosité, le triste résultat des horreurs engendrées par l'homme lui-même.