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L'air dégoûté, il fourra son téléphone portable dans sa poche et prit la direction du couloir.

- Suis-moi. Je file chez l'expert en analyse de documents. C'est à propos des photos des mômes justement, trouvées chez Dassonville. Tu te rappelles, la première photo de ce gamin au corps intact, et la seconde, où il est recousu en pleine poitrine ?

Sharko acquiesça en silence.

- Eh bien, il paraît qu'il y a quelque chose qui ne va pas, fit Nicolas Bellanger. Une incohérence.

43

À vive allure, Lucie se glissa dans la circulation et se retrouva rapidement à chevaucher le Big I, l'échangeur principal entre la I25 et la I40, qu'elle emprunta avant de traverser Albuquerque en son centre. Central Avenue, l'ex-route 66, était bordée, sur des kilomètres, de laveries automatiques, de petits commerces, de restaurants typiques ou de motels aux enseignes toutes plus délirantes les unes que les autres. Des couleurs jaunes, rouges et bleues dominaient, avec des feux tricolores horizontaux, haut perchés au-dessus de la voie. Mais Lucie remarquait à peine le décor, plongée dans ses pensées. Nul doute que Dassonville était, lui aussi, sur les traces d'Eileen Mitgang. Et, comme chaque fois, il avait une petite longueur d'avance.

L'Albuquerque Daily se trouvait à un kilomètre à peine de l'université du Nouveau-Mexique. À cause des vacances, le gigantesque campus était déserté. Une absence de vie impressionnante, des locaux vides, des terrains de basket et de base-ball inertes. Lucie se gara sans mal devant le journal, un petit bâtiment aux tons rose et blanc, à la toiture crénelée et aux grandes vitres sur lesquelles étaient plaquées des photos géantes, notamment celles de milliers de montgolfières parties à l'assaut du ciel bleu avec, en arrière-plan, les majestueuses montagnes Sandia.

À l'accueil, elle se présenta - une flic française - et demanda à parler à la journaliste Eileen Mitgang. La jeune réceptionniste la lorgna curieusement quelques secondes. Trop, estima Lucie. Elle décrocha finalement son téléphone, composa un numéro et échangea quelques mots en anglais à voix basse, la tête tournée sur le côté. Elle sourit bêtement après avoir raccroché.

- On va vous recevoir.

Lucie acquiesça, patienta nerveusement à côté d'un distributeur de boissons et de chips. Elle n'avait prévenu personne de sa découverte, à Paris, se laissant encore une heure ou deux avant de faire lancer une procédure qui mettrait la police américaine sur le coup. Elle savait que Sharko deviendrait complètement hystérique s'il apprenait que Dassonville se trouvait à Albuquerque et que, par-dessus tout, elle le traquait.

Un homme de forte corpulence arriva enfin. Il avait un cou comme un goitre de pélican, des doigts boudinés, une silhouette de sumo compressée dans un costume taille XXL. Il dépassait Lucie d'une tête et avait des mains aussi larges que des battoirs.

- David Hill, rédacteur en chef du journal. Puis-je savoir ce qui se passe avec Eileen Mitgang ?

- J'aimerais juste lui parler.

Vu la relative lenteur avec laquelle Lucie articulait ses mots, il ralentit son rythme de parole.

- Deux personnes sont déjà venues ici. Une femme, il y a environ deux mois, et un homme, il y a à peine une heure. Eux aussi, ils voulaient juste lui parler. Vous êtes de la police française, m'a-t-on dit ?

Lucie accusa le coup. À peine une heure... François Dassonville était là, palpable, à portée de main. Elle sortit la photo de Valérie Duprès et la lui montra.

- Oui, police criminelle de Paris. Cette femme a disparu, je la recherche. Mon enquête m'a menée ici. C'était bien elle, la première personne venue rencontrer Eileen Mitgang, n'est-ce pas ?

Il acquiesça, l'air soucieux.

- Une journaliste française qui s'appelait Véronique, euh...

- Darcin.

- Darcin, oui, c'est ça. Je lui ai dit qu'Eileen Mitgang ne bossait plus au journal depuis 1999. Trois mois après sa démission, Eileen a eu un accident qui a failli lui coûter la vie. Elle est restée plus de dix jours dans le coma. Aujourd'hui, elle est handicapée et considérée comme invalide.

1999. L'année suivant celle où Mitgang avait consulté le document disparu des archives de l'Air Force, se rappela Lucie.

- Quel genre d'accident ?

- Elle a voulu éviter un gosse qui jouait au ballon, dans Albuquerque, et est allée s'encastrer dans un arbre. Malheureusement, elle avait accroché le gamin. Il y est resté, et Eileen ne s'en est jamais remise.

Lucie était partagée entre l'envie d'en apprendre le plus possible sur Mitgang et celle de se lancer immédiatement aux trousses de Dassonville. Elle réfléchit quelques secondes.

- L'homme, venu il y a une heure, vous avez des infos sur lui ? Le genre de voiture qu'il conduisait, ou s'il résidait dans un hôtel particulier ? Dites-moi.

- Rien. Je me rends compte qu'il ne m'a même pas dit son nom. Tout à l'heure, j'avais une affaire urgente à régler, j'étais assez pressé et...

- Pouvez-vous me donner l'adresse d'Eileen ?

- Si vous voulez. Après son accident, elle est allée vivre dans une caravane, à l'ouest de Rio Rancho, à une quarantaine de kilomètres d'ici. L'image du môme la hantait, elle s'est complètement coupée du monde et a commencé à picoler sec, paraît-il. J'ignore ce qu'elle est devenue depuis tout ce temps, et si elle est encore en vie, mais c'est là-bas que j'ai envoyé vos deux prédécesseurs.

Lucie serra les poings de rage, tandis que Hill s'emparait d'un crayon et d'un papier.

- Il n'y a pas vraiment d'adresse ni de route, et ce n'est pas évident à trouver entre ces canyons et ces étendues désertiques. Eileen voulait vraiment vivre en ermite, dans l'isolement le plus total. Je vais essayer de vous dessiner un plan. Pas sûr que votre prédécesseur trouve facilement, je lui ai expliqué brièvement, à l'oral.

Lucie était de plus en plus nerveuse, elle avait peut-être encore une chance que Dassonville patauge un peu. Nul doute qu'avec ce tueur dans les parages Eileen Mitgang était en grand danger.

David Hill s'installa sur un fauteuil et se mit à dessiner. Le crayon paraissait ridicule entre ses doigts immenses. Lucie resta debout pour marquer son impatience.

- Quel genre de recherches menait Eileen avant son accident de la route ?

- Le Daily est un journal politiquement neutre et financièrement indépendant, plutôt satirique, ironique et proche du peuple. On aime dénoncer. À l'époque, Eileen s'était intéressée aux dangers de la radioactivité, depuis sa découverte, à la fin du XIXe siècle, jusqu'aux années 1980. En habitant le Nouveau-Mexique, le sujet était de circonstance, et on a estimé que c'était une bonne idée de creuser dans le nucléaire, il y avait forcément des choses occultes à raconter. Évidemment, elle s'est principalement focalisée sur le projet Manhattan, pendant et après la Seconde Guerre mondiale. Un nombre incalculable d'expériences ont été menées, en parallèle à la course à la bombe atomique, afin de comprendre les effets des radiations sur les bateaux, les avions, les tanks et les humains. Beaucoup de médias en avaient évidemment déjà parlé, mais pas de la façon dont Eileen souhaitait le faire. Elle voulait aller là où personne n'était jamais allé, pour être cohérente avec la politique de scoop de notre journal.

Son crayon crissait sur le papier. Lucie avait l'œil rivé sur sa montre, tout en l'écoutant attentivement. Traduire mentalement lui demandait un grand effort de concentration et, chaque fois qu'elle fronçait les sourcils parce qu'elle avait mal compris, Hill répétait calmement.