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Sharko resta figé, l'œil fixé vers ces petits yeux bleus, ce crâne rasé. Son regard se balançait entre la photo de droite et celle de gauche. Même taille, même corpulence, mêmes traits caractéristiques. Il réajusta la veste de son costume, mal à l'aise.

- T'as une explication cohérente ?

- Aucune.

Sharko secoua la tête. C'était incompréhensible.

- Il y en a forcément une. Deux mômes qui se ressemblent à la perfection, par exemple ? Des frères ?

- Difficilement imaginable. Et regarde : le numéro sous le tatouage est exactement le même.

- Ou alors, il y avait peut-être deux photographes différents. L'un travaillant de nos jours avec l'ancienne méthode, avec du vieux papier. Les inconditionnels de l'appareil photo argentique existent encore.

- Franchement, t'y crois, toi ? Il faut admettre l'évidence : on est face à un truc qui, dans l'état actuel des choses, n'a aucune réponse.

Chacun se tut, secoué par ces révélations. Hubert rempila calmement ses clichés. Bellanger et Sharko le remercièrent et retournèrent au 36, tout en discutant sur ces incroyables découvertes. Le commissaire secouait la tête, les yeux dans le vague.

- Je tourne, je retourne l'histoire dans ma tête, depuis tout à l'heure. Je n'arrête pas de songer à ces femmes noyées dans les lacs, physiquement mortes, et qui reviennent miraculeusement à la vie. À ces histoires d'animation suspendue, qui permettent de ralentir les fonctions vitales. À ces moines que Dassonville a sacrifiés pour que jamais ils ne parlent. Et maintenant, à ce môme recousu au niveau du cœur, qui semble défier les lois de la nature.

- À quoi tu penses, précisément ?

- Je me demande vraiment si des gens n'essaient pas de jouer à Dieu en utilisant ces enfants malades comme cobayes.

- Jouer à Dieu ? Dans quel sens ?

- Explorer la mort. La comprendre, voir ce qu'il y a derrière. Et, peut-être, la repousser. Renverser l'ordre naturel des choses. N'est-ce pas ce qu'a essayé de faire Philippe Agonla ? Et tout cela, à cause de ce maudit manuscrit, qui a eu la mauvaise idée de tomber entre les mains d'un taré comme Dassonville en 1986. Le mal attire le mal.

Ils grimpèrent les marches en silence. Sharko imaginait des enfants qu'on kidnappait, qu'on retenait prisonniers, qu'on opérait illégalement. Où pouvait-on se livrer à de tels actes ? Quels barbares jouaient avec tant de vies ?

Dans les couloirs du troisième étage, les deux flics croisèrent l'un des lieutenants qui enquêtaient sur la mort de Gloria. Il portait deux gobelets remplis de café et se dirigeait vers un bureau au pas de course.

Sharko l'interpella :

- Du neuf pour mon affaire ?

- Carrément. On tient quelqu'un.

45

Lucie avait galéré pour sortir d'Albuquerque dans la bonne direction et retrouver la Southern Road. Il était presque midi, elle crevait déjà - et encore - de faim mais n'avait pas pris le temps de déjeuner. Il fallait foncer, aussi n'hésita-t-elle pas à exploser les limitations de vitesse autorisées. Dès que l'agglomération fut loin derrière, la circulation diminua drastiquement, les immeubles laissèrent place à un décor de western, avec ses teintes si particulières qui tournaient au rouge sombre sous la lumière rase d'hiver.

Comme indiqué sur le plan, Lucie changea plusieurs fois de direction, jusqu'à chercher avec attention celle indiquée aux alentours du kilomètre quarante, sans en trouver le panneau. De nombreuses voies de terre battue et de gravillons s'enfonçaient vers le paysage de plaines arides, de rochers impressionnants, et elles se ressemblaient toutes. Lucie l'avait-elle dépassée sans s'en rendre compte ? Elle s'arrêta sur le bas-côté, indécise. Personne, pas une voiture, pas une boutique, pas une pompe à essence. Elle décida de poursuivre sa route. En griffonnant, peut-être Hill avait-il commis une erreur d'appréciation ?

Après une dizaine de minutes à rouler encore vers l'ouest, Lucie manqua de faire demi-tour lorsqu'elle vit enfin la pancarte dévorée par la rouille, posée contre un piquet de bois : Rio Puerco Rock. Il fallait suivre cette direction, d'après les indications du rédacteur en chef. D'un grand coup de volant, elle s'enfonça alors dans ce paysage lunaire.

Plus loin, elle aperçut les premiers cactus, tandis que les parois de grès rose se dressaient en un labyrinthe muet. David Hill avait dit : « Toujours à droite pendant au moins vingt minutes, jusqu'au rocher en forme de tente indienne. Après, encore deux kilomètres, vers la gauche, je crois. »

Je crois... Lucie roula encore longtemps et commençait sérieusement à désespérer quand elle aperçut le fameux rocher. Elle le doubla par la gauche, puis vit enfin de la tôle briller sous le soleil. Elle plissa les yeux.

Sur l'horizon déchiqueté, une caravane et une voiture.

À qui appartenait le véhicule ? La propriétaire ou alors...

Lucie décéléra et se gara à une centaine de mètres, à l'ombre de pierres cisaillées qui semblaient tranchantes comme du corail. Elle consulta son téléphone : aucun signal réseau, rien d'étonnant dans un coin pareil. Dans le coffre, elle récupéra la manivelle démonte-pneu et la serra fort dans sa main, avant de foncer vers la caravane. En espérant que, cette fois, sa cheville allait tenir le coup.

Dos voûté, elle atteignit enfin l'arrière de la sommaire habitation, au toit recouvert d'un panneau solaire et d'une antenne. À même le sol s'amoncelaient une bonne trentaine de pneus, des carcasses de voitures, des bouteilles d'alcool à n'en plus finir, des bidons d'essence à demi remplis et des sacs-poubelles.

Des cailloux se mirent à rouler derrière elle. Dans un sursaut, Lucie se retourna et découvrit une famille de chiens de prairie, entre des broussailles. Quatre paires d'yeux ahuris qui l'observaient. Ces animaux ressemblaient à de gros écureuils qui se tenaient en position verticale, le cou bien tendu.

Elle souffla un coup et alors qu'elle allait reprendre sa progression, elle se trouva nez à nez avec le canon d'un fusil. L'arme vint buter contre son front.

- Tu bouges et t'es morte.

Une femme aux traits de vieille sorcière, aux longs cheveux gris et crasseux la dévisageait, l'air agressif.

- Qu'est-ce que tu veux ?

Lucie avait l'impression de comprendre un mot sur deux. L'accent américain était à couper au couteau. Impossible de définir l'âge de la femme. Cinquante ans, mais elle pouvait en avoir dix de plus. Ses yeux étaient aussi noirs que des billes de graphite. La flic lâcha sa manivelle au sol et leva les mains en signe de paix.

- Eileen Mitgang ?

L'autre acquiesça, la bouche pincée. Lucie resta sur le qui-vive, tout se bousculait dans sa tête.

- Je veux vous parler de Véronique Darcin, elle est venue ici en octobre dernier. Vous devez m'écouter.

- Je ne connais pas de Véronique Darcin. Fiche le camp.

- Elle s'appelait en fait Valérie Duprès. Permettez au moins que je sorte une photo d'elle.

L'autre hocha le menton sèchement. Elle était grande et voûtée, avec de larges épaules couvertes d'un châle gris. Sa jambe gauche, d'apparence plus courte que l'autre, la faisait pencher sur le côté. La flic lui montra la photo et vit immédiatement qu'Eileen connaissait Duprès. Elle se lança alors dans les explications : le voyage de la journaliste dans divers pays du monde, sa disparition, l'enquête de police pour la retrouver. Mitgang parla dans un français plutôt bon.

- Pars d'ici. Je n'ai rien à dire.

- Un homme est sur vos traces. Il s'appelle François Dassonville, il a déjà tué à de nombreuses reprises et je pense qu'il est perdu dans ces montagnes. Il ne devrait donc pas tarder à débarquer ici.