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— A ma connaissance, nous n’attendons personne de ce genre. Il est vrai qu’Alexis ne me dit pas tout. Au début, nous gérions l’institut en étroite collaboration, et puis, peu à peu, il m’a mise sur la touche, au point de me réduire à l’état de spectatrice. Je te l’ai dit — et je suis navrée de dénigrer un ami que tu sembles aimer — : c’est un arriviste sans scrupule et tyrannique.

— Je l’aime beaucoup moins depuis que j’aime sa femme, déclaré-je en me disant que voilà ma foi une fort jolie réplique que M. Depardieu, par exemple, rendrait avec éclat dans un film.

Nous approchons de Riquebon-sur-Mer. Peu de circulation. A cette heure, les gens sont chez eux dans ce coin de Bretagne, à regarder leur bonne télévision ruisselante de lots, de fric et de voyages autour du monde à gagner. De nos jours, c’est ça l’aventure, l’ultime : la téloche. Tu peux y décrocher du flouze, une chambre à coucher, une bagnole, des bijoux certifiés avec des rubis et des émeraudes pur fruit d’une valeur de deux mille balles ! Elle t’envoie en cure aux Antilles, à Dache ! On te fournit des fiancées d’un soir ! Des œuvres d’art galvanisées !

Elle te prend en charge. Si t’es joueur, tu peux ramasser le pactole. Suffit que tu répondes bien à des questions perfides telles que « combien fait dix fois douze » ou « quelle est la capitale du Dannemark » et tu gagnes le canard, décroche la timbale. C’est la fée Marjolaine, la télé ; l’enchanteur Merlin ou Bouygues ; elle relègue loto et tiercé, petit à petit. On vit d’elle, par elle, pour elle. L’ogresse nous a pris possession. Elle nous fait rêver avec ses ricaneries et bander avec ses films X. Nous enniaise, embobeline, bandelette, pétrifie.

Mais un jour viendra où l’homme sortira de l’asservissement. Il brisera les tubes cathodiques à coups de hache ! Il grimpera scier l’antenne de la tour Eiffel ! Les animateurs se laisseront pousser la barbe, pour être reconnus ; on les contraindra à porter une étoile rouge sur la poitrine avec « T.V. » écrit dessus en gothique ! Le sursaut se produira, j’annonce haut et fort. Juste les très vieillards et les grabataires auront encore droit à visionner un peu. On retrouvera la campagne, la pluie, les fleurs, la baise, bref, la liberté !

On aborde une zone de travaux que nous avons franchie en allant. De nuit, des feux clignotent pour les signaler. Une longue tranchée est en cours de creusage le long de la route, à droite, ce qui ramène celle-ci à une seule voie qu’il faut emprunter de façon alternée. On s’y engage mollo. Le sol est gras, visqueux. Lucette roule à vingt à l’heure. Et brusquement, pile devant nous, le faisceau d’un projo portatif nous aveugle. Ma chère amante freine à fond et sa petite chignole embarde un peu du fion, au point que les roues de droite affleurent la tranchée.

— Qu’est-ce que c’est ? demande-t-elle.

— Un contrôle de gendarmerie, je sup…

Pas le temps de finir ma phrase. Notre pare-brise vole en éclats tandis qu’une balle se fiche dans mon appui-tête après m’avoir décoiffé.

D’un geste rapide, j’actionne la manette des grands phares afin que notre éblouissage compense celui de l’agresseur.

Lucette a eu le réflexe de se coucher sur mes genoux. Dans des cas de ce genre, n’importe quel gymnaste, comparé à moi, est un paralytique atteint de la goutte. C’est ma main gauche qui a mis les phares, la droite a déjà dégainé mon pote Tu-tues et je bastosse le projo. La lumière s’éteint illico. Je double le tir. Un cri mâle retentit dans la nuit sereine. Maintenant que nos loupiotes n’ont plus d’adversaire, je distingue clairement un gonzier courbé en deux sur le chemin. Il a lâché son projotorche et replié ses bras sur sa poitrine comme un grand frileux. Il porte une cagoule. J’aperçois d’autres ombres à l’arrière-plan. Des mecs également cagoulés.

Combien sont-ils ? Deux ou trois ? Ils se tiennent accroupis. Ils ont des armes qui scintillent dans la lumière. L’un d’eux vise notre tire.

J’attends plus, je me penche sur Lucette pour être protégé par le pare-brise.

Deux balles miaulent dans l’habitacle et traversent le pavillon de l’auto. Alors, comprenant que notre position va devenir franchement inconfortable, je délourde à tâtons ma portière et me laisse couler à l’extérieur. Je chois dans la tranchée, heureusement peu profonde.

— Viens ! chuchoté-je à Lucette.

Elle se laisse haler par les bras. Je la reçois contre moi. Nous demeurons tapis un instant.

Je perçois un murmure, du côté des assaillants :

— Tu crois que tu l’as eu ?

— Je ne sais pas.

Le moteur de la 205 continue de tourner.

Les attaquants conciliabulent :

— On fonce ?

— Pas tout de suite, il faut faire attention, c’est peut-être une ruse.

Une ruse !

Ça me donne des idées, ce mot.

Protégé momentanément par la tranchée et la voiture, je tends la main vers le bouchon d’essence situé de mon côté, le dévisse. Ensuite j’ôte vivement ma cravate et introduis le petit bout dans le réservoir, le plus profondément possible. Après quoi, j’extirpe mon briquet, l’actionne en protégeant la flamme de ma main et j’approche celle-ci du côté large de ma cravetouze. Une Hermès dernier cri, c’est dommage, non ? En tout cas, la soie crame que c’en est un bonheur.

— Couchons-nous ! chuchoté-je à Lucette.

— Qu’est-ce que tu as fait ?

Je ne réponds pas.

— On y va ? demande l’un des assaillants.

— Attends, te dis-je !

« Te dis-je ! » Ils s’expriment bien pour des malfrats, les gusmen du commando.

Et puis ce que j’escomptais se produit. Ça fait un bruit de lampe à souder qu’on allume. « Chlaouffff ». Presque instantanément (ou instanténémone, si tu es poète), un brasier illumine la nuit.

— Bon Dieu ! Ils brûlent ! crie une voix.

Une autre, moins exaltée, dit :

— Une balle a dû percer le réservoir.

— Il faut faire quelque chose ! lance la première voix, on a un extincteur dans la voiture !

— Il est trop tard. Le temps qu’on aille le chercher, ils seront en cendres !

— Merde ! Merde ! Merde !

Tiens, la politesse capote dans leurs rangs, dirait-on.

— Filons ! crie l’un des types, le feu va attirer du monde.

Au bout d’un temps, je perçois le démarrage d’une voiture qui fonce sur Riquebon. Ouf ! Sacrée alerte, non ?

— Tu es assurée tous risques, j’espère ? demandé-je à Lucette en l’aidant à se relever.

Elle tremble comme la feuille morte descendant devant le gros nez de Cyrano au dernière acte. A la lumière intense de l’incendie, je vois qu’elle a les traits creusés par la peur.

Je me hisse hors de la tranchée et l’aide à s’en extraire.

— Soyons prudents, fais-je ; nous allons rentrer en coupant à travers champs.

Bon, on se met à arquer dans l’herbe médiocre qui pousse sur une terre trop sableuse. Le ciel bas est superbe, parcouru de nuages à la Vlaminck.

Au bout d’un moment, la chère exquise et merveilleuse chérie d’amour fou murmure :

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Tu as besoin de sous-titres, mon âme ? C’est pourtant très clair : on a cherché à me tuer ! Mais comme j’ai la baraka et des réflexes…

— Mais pourquoi veut-on ta mort ?

— Parce que je risque de compromettre une opération terriblement importante, mon tendre amour.

— Quelle opération ?

— Je ne sais pas : je cherche. Je vais trouver.

Après vingt minutes de marche à travers les pâturages, nous atteignons les premières maisons de Riquebon-sur-Mer. Le clocher de l’église, massif, avec son brave coq qui girouette depuis des siècles sur sa flèche, me réchauffe le cœur.