— Indubicontestablement, renchérit le Copieux. Tu finis pas ton bib’ron d’roteuse, grand ?
Je fais quelque chose pour lui : je lui tends mon flacon. Il l’écluse cul sec, émettant déjà des borborygmes refoulatoires avant de l’avoir fini. Après quoi, il balance des rots wagnériens aux quatre points cardinaux.
— Tu sais, c’dont j’imagine ? me demande-t-il enfin.
— Vas-y, je suis preneur.
— Y a une organisance dans c’taule qui mijote un coup.
— Merci pour le diagnostic, ricané-je.
— Attends. Un grand coup est préparé, avec l’accord des tauliers ou s’l’ment d’la patronne. Et puis v’là que quéqu’un n’ayant rien à voir av’c l’organisance, liquide les vieux crabes à l’électrac. Pour lors, ça chamboule l’programme d’l’organisance. L’institut est en enfer des sens. C’est pour euss la grosse couill’rie. Ton pote t’d’mande pour déblayer c’turbin d’urgence. Y s’dit qu’un génie d’la poule comme toi va régler l’affaire en deux coups de cuiller à pauvre. Mais fume ! Tu t’pointes et y a un nouveau crime : l’étouffage d’la vieille Ritale. Et c’est l’big bordel qui continue. Du coup, y déplore ta présence. Tu constitues un risque et on décide d’t’assaisonner. Qu’en penses-tu ?
— Valable ! approuvé-je. Tu t’es débarrassé de ta passagère clandestine ?
— No problème, sœur ! On l’a oubliée dans une usine désinfectée su’ la route de March’ Houcraive, au milieu d’une grand’ touffe d’orties. A présent, qu’est-ce que tu projettes ?
— Je vais rester planqué dans votre chambre jusqu’à l’heure du bal, si toutefois il est maintenu. Notre disparition, à Lucette et à moi, fout la merde dans l’organisation dont tu parles. Les gars doivent se demander où nous sommes et ce que nous fabriquons. Le coup de turlu avorté de la môme, tout à l’heure, aura mis le comble à leur anxiété. Ils auront compris qu’en voulant reprendre contact avec eux, elle s’est fait crever. Nous avons affaire à des loustics déterminés qui tuent sans vergogne. Leur effervescence risquera de les perdre. Toi-même, Gros, dont on sait que tu es mon collaborateur, tu es en danger. Fais gaffe à tes os ! Et maintenant, occupons-nous du téléphone.
— Quel téléphone ?
— Quand Lucette a composé le turlu de son correspondant, j’ai mémorisé l’appel.
Je vais à la table supportant de quoi écrire et transcris le numéro que je me suis gravé dans le cigarillo.
— Réveille ta pétasse, Alexandre-Benoît, nous allons avoir besoin de son précieux concours.
Il considère les deux filles si chastement enlacées.
— Quand je vois roupiller des petits anges comme ça, soupire-t-il, troublé, ça m’fait d’la peine d’leur casser la gonflette.
ESPRIT, ES-TU LÀ ?
De nos jours, les postes ne sont plus ce qu’elles furent. Jadis, t’avais des distributions de courrier le dimanche et tout fonctionnait au rasoir. Les renseignements par exemple restaient à dispose vingt-cinq heures sur vingt-quatre. Pourquoi on ne rétablit pas ces commodités, en nos temps de chômage ? Ça ferait du boulot en plus.
On supprime la main-d’œuvre humaine pour ne pas la remplacer ou pour la remplacer par l’automatisation, la robotisation, le self-service, la distribution automatique. Ils sont cons, je te jure ! Pas logiques, pas pratiques. Se barricadent dans des revendications farfadingues qui, en fin de compte, détruisent au lieu de faire évoluer. Ma devise c’est liberté et travail ! Maintenant ça devient liberté OU travail ! C’est comme si on proclamait qu’il faut aimer ou baiser ! Les deux sont complémentaires !
Mais je suis en train de pisser dans un violon. Ça ne sert à rien, sinon à libérer pour un moment ma vessie que je ne cherche pas du tout à te faire prendre pour une lanterne !
Ce dérapage, biscotte les renseignements téléphoniques ne répondent pas. Alors mon numéro de fil tracé sur une feuille de bloc de l’institut, en définitive, je ne sais pas à quoi il correspond.
La Violette s’approche en bâillant. Sobrement vêtue d’un porte-jarretelles et d’une paire de bas noirs.
Elle crachote et cueille en fin de compte à ses lèvres un joli poil de chatte châtain et frisé.
— Navré de vous avoir réveillée, ma chère collègue, lui dis-je.
— Oh ! pensez-vous, fait-elle en s’asseyant sur le coin de la table, ce qui lui tord la chaglaglatte, laquelle ressemble à une grande bouche marquant le scepticisme.
Maintenant elle me sourit de toute sa face rousse, embrumée.
Je lui explique ce que j’attends d’elle, le fais avec des mots simples que je lui demande d’assimiler.
Mais la petite salope n’est pas conne et paraît comprendre. On se livre à quelques répétitions auxquelles j’apporte des modifications puis, la jugeant opérationnelle, je pousse le téléphone contre sa fesse.
Elle sent un peu le fauve, la mère. Odeur puissante à laquelle je sais Béru sensible. Cézigue, plus ça cocotte, plus il impétueuse du goumi.
— Allez-y ! dis-je, je vais aller suivre la communication sur le poste de la salle de bains.
Assis sur le rebord de la baignoire, j’écoute. Les numéros cliquettent au cadran. La sonnerie d’appel retentit. Au bout de quatre seringuées, je réalise qu’on ne répondra pas. Effectivement, ça continue de carillonner en vain. La rouquine laisse roucouler, sans impatience. A la trente-sixième sonnerie, je remets mon combiné au mur et vais la rejoindre.
— Laissez quimper, môme, on vous a tirée du sommeil pour rien.
Béru, qui a trouvé des petits flacons d’alcool divers dans son réfrigérateur miniature, se confectionne un cocktail… Il mélange avec gravité Cointreau, cognac, gin et chartreuse.
Il dit :
— C’est l’premier coup de tube qui leur aura foutu les flubes, mec, tu penses bien ! La manière qu’y s’est interrerompu, ils ont pigé qu’ça cagatait pour la Lucette et ils ont joué cassos !
— Elémentaire, mon cher Béru.
Va falloir attendre le jour pour y voir plus clair, si je puis dire (et je puis). Moi, entre mes colossales tringlées et mes émotions, je commence à me sentir pâlot de la viande. J’ai faim et sommeil. Trop tard pour espérer de la croque à une plombe et demie du mat’. Je grignote un paquet de biscuits salés dégauchi dans le réfrigérateur et me pieute sur le divan après avoir tombé veste et bénouze.
Comme je vadrouille sur le rivage des Syrtes que cause Julien Gracq, Béru me secoue :
— Hé ! grand, t’sais pas ? La Violette m’charge d’une commission délicate, é d’mande si tu voudrerais bien qu’é t’fasse un’ p’tite pipe pour t’endormir ?
— Sans façon, balbutié-je. Dis-lui qu’elle me fasse un bon d’à-valoir.
Je m’engloutis.
Des gloussements, des petits cris m’éveillent. Il fait grand jour et même beau temps. Par la baie, je découvre un ciel nuageux mais que le soleil prend en charge.
M’étant retourné, j’avise les deux pécores, sur le plumard, en train de faire joujou avec Béru endormi. Elles ont fixé un beau ruban rose à son braque qu’elles réaniment en conjuguant leurs efforts. La grosse bébête dodeline déjà, se dresse lentement et fait des révérences de gauche et de droite comme une jolie petite princesse endimanchée.