Une tentation m’empare : pivoter sec afin de le déséquilibrer et, en même temps, lui praliner le menton d’un crochet du gauche. Sa dignité, ses anciennes fonctions, son grand âge me retiennent. Il y a en moi un côté bien élevé qui finira par me perdre. Je sais qu’un jour ou l’autre je serai victime de ma parfaite éducation. Aussi, m’abstiens-je de toute violence. Je cherche Béru dans la foule. L’avise en bordure de piste, surveillant Richard comme une maman suit les premiers pas chancelants de son baby. Inutile de le héler, dans ce tohu-bohu il ne m’entendrait pas.
Perplexité.
— Vous devriez lâcher ce pistolet, monsieur Jaume ! fais-je d’un ton adapté aux circonstances.
Il murmure :
— Ne commettez pas de violence, commissaire.
— Je n’en commettrai que s’il s’en commet, réponds-je.
Et poum ! Tu sais quoi ? Toutes les lumières s’éteignent d’un coup. Obscurité totale. Dès lors les musiciens s’arrêtent de musiquer, les danseurs de danser, les buffetteurs de buffetter. Rumeur protestatrice. Glapissements de quelques vieilles perruches effrayées par la ténèbre. C’est alors que ma pomme, mû par un instinct étrange, venu d’ailleurs, j’exécute la pirouette dont je rêvais, mais sans l’accompagner d’un taquet. C’est fulgurant.
Au même instant, une détonation claque. Jaume pousse un cri très bref et s’écroule. Ma poche se déchire. Sa paluche crispée sur mon arme en presse la détente dans un ultime spasme. Je ressens une brûlure à la cuisse. A tâtons, je récupère mon feu. C’est un instant d’une folle intensité. Quelque chose qui nous dépasse. Comme si la vie s’emballait. Comme si la réalité criait « pouce » ! Tout se désorganise, devient fou.
Depuis la cabine de projection, ça tire à boulets rouges ! C’est rapide et précis. Dans ce noir complet, on se demande sur quoi ou sur qui les mecs embusqués là-haut défouraillent. Ma pensée qui va plus vite qu’une éjaculation de taureau me propose « viseurs à infrarouge ». Ils doivent être deux dans cette putain de cabine, à mitrailler par les deux lucarnes. Tu parles qu’ils l’ont eue belle pour le rectifier, le Président ! Du gâteau ! Avec sa tête de pipe, cézigus, ça doit être un régal.
Je me sens inondé d’un truc chaud qui pue le fade, le salé. S’agit-il du sang de Félicien Jaume ou du mien ? Voire des deux mêlés ? J’ai été touché par la balle de mon soufflant. Si l’ami Tu-Tues me crache contre, maintenant, c’est la fin des haricots ! Je me mets à ramper à reculons, ce qui n’est pas commode, parmi ces gens qui se sont allongés sur le parquet en entendant miauler les bastos.
Je passe par-dessus un tas de dentelle fleurant la naphtaline. Dessous, y a une vioque qui couinasse : c’est probably la dernière fois de sa vie qu’un homme lui passe dessus. Je recule doucement. Voilà la grande porte ouverte à double battant. Elle donne sur un hall carrelé, éteint lui aussi, mais le clair de lune nous apporte par les baies vitrées une clarté blanche et froide.
J’avise un petit escalier de fer, assez raide, qui mène à la cabine de projection.
Ils vont bien être obligés de le descendre, les assassins !
Un léger coup de sifflet me fait tressaillir. Puis une voix :
— Commissaire !
Une silhouette féminine sort de derrière un grand canapé d’osier. Je reconnais Violette. Elle tient un flingue, cadeau sans doute de l’officier de police Alexandre-Benoît Bérurier qui n’hésite jamais à faire aux élues de son cœur de ces menus présents qui plaisent aux dames.
Elle me fait signe de la rejoindre, puis chuchote :
— Quand ils vont sortir, on les laissera s’engager dans l’escalier ; moi je prends le premier, vous vous occupez du reste.
Ma parole, elle me commande, cette péteuse ! Dis, on croit rêver ! Une contractuelle potelée, un peu gouine sur les bords, QUI EN REMONTRE A L’AS DES AS ? Y a de quoi se poignarder le cul avec une rosette de Lyon ! Pourtant, comme ce qu’elle propose c’est le bon sens même, j’obtempère.
Qu’à peine on s’est accroupis à l’abri du siège, voilà la porte qui s’ouvre sur la petite plate-forme où aboutit l’escadrin. Un type habillé d’une combinaison de mécanicien bleue et coiffé d’une casquette à longue visière se met à dévaler.
Un second surgit derrière lui. Nous nous soulevons, Violette et moi. Nous sommes dans une zone d’ombre, et les fuyards ne nous aperçoivent pas tout de suite.
Selon le plan ourdi par elle, la rouquine défourraille la première. La vache ! Les leçons de tir, elle les prend pas par correspondance, cette sauteuse ! Mouche ! Le gars est quetsché plein cadre ! Ne profère par un mot. Il plonge en avant et s’écrase sur le carrelage.
Au moment où je vais pour fourrer le mien : la tuile ! Les gens, fous de panique, débottent en trombe de la salle, s’interposant entre moi et ma cible. J’ai le temps de réaliser qu’ils étaient trois dans la cabine. Les deux autres rebroussent chemin et retournent s’y enfermer. Je me console en me disant qu’ils sont pris au piège, la cabine ne comportant pas d’autre issue.
Les braves curistes piétinent le zig que Violetta vient de cartonner. Il accroît leur trouillance. Les vieux braves de jadis quittent Pont-aux-Dames pour retrouver le Chemin des Dames. Y a du Verdun dans l’air, de l’apocalypse ! Ils fuient éperdument, bousculant les douairières. Finito les ronds de jambes, baise-paluches et tutti frutti. On joue cours-moi-après-que-je-t’attrape. Ils sauvent leurs os, les décorés !
Lorsque la horde a déferlé, je gravis courageusement l’escadrin quatre à quatre. La porte est en fer également ; elle ne comporte pas de loquet, mais une serrure de sûreté. Impossible de l’ouvrir car elle est bouclarès de l’intérieur.
Je me retourne, perplexe, sur le hall où sévit la dévastation. Des vieillardes gisent sur le carreau avec plein de cols du fémur émiettés. Je reconnais la mère Katarina presque à poil et la gueule en sang. Un endurant du passé, boitant bas, dégaine la lame de sa canne-épée et menace de pourfendre qui l’approche et, comme tout le monde l’approche, il ferraille en folie, gueulant des « Sus ! Sus ! Par là morbleu ! » qui dominent le tumulte. Une névrosée entre deux âges (mais plus proche du second que du premier) se trousse haut et conjure qu’on la viole mais qu’on épargne sa vie. Tout ça est indescriptible, bien que je le décrive admirablement. Je te passe ceux qui défèquent en s’enfuyant, ceux qui lacèrent la gueule des autres, ceux qui font des crocs-en-jambe, des crocs-en-bouche ! Tous les croquants verts de trouille. La cohorte éperdue s’égaye dans toutes les directions, leurs cris et cavalcades réverbérés par l’immensité des locaux, composent une rumeur océane, un grondement de tempête.
Violette me regarde, d’en bas.
— Apportez-moi une chaise ! lui crié-je.
Elle se hâte. Je place le siège entre la porte et la rambarde de manière à bloquer l’issue. Les deux tireurs pris au piège peuvent toujours cigogner : ils n’ouvriront pas ! Maintenant, je dois aller constater les dégâts. Comme un dingue, je me précipite à la porte de la salle de bal.
Spectacle hallucinant. Au centre de la piste j’avise trois personnes alignées : Béru, Nixon, plus un autre vieux kroum. Le Mastar est inerte, couché sur l’ex-Président, couvert de sang. Hormis ces trois personnes touchées, il y a quatre mirontons scrafés de première dans la salle. La plupart ont la tronche éclatée. Les tireurs d’élite ont su utiliser leur putain de viseur à infrarouge, espère ! Pour quelle raison, cette hécatombe, je me le demande ? Puisqu’ils ont eu le Richard, avaient-ils besoin de zinguer les vieux curistes chenus ? Balles perdues ? Pourquoi, en ce cas, n’auraient-elles atteint que des hommes ? Et si proprement, si « infailliblement » ? Tout cela me tournique dans l’entendement.