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Des cocardes et des diplômes étaient épinglés au-dessus d’un grand nombre de stalles.

« Et celui-ci, hélas, c’est Bravegars Balluchon Plumepierre de Quirm », dit dame Ramkin, impitoyable.

L’air sonné, Vimaire regarda par-dessus le portillon calciné le petit animal replié sur lui-même au milieu du réduit. Il offrait à peu près autant de ressemblance avec ses congénères que Chicard avec l’être humain moyen. Quelque chose chez ses ancêtres l’avait doté d’une paire de sourcils guère moins grands que ses ailes courtaudes, lesquelles ne l’auraient jamais maintenu en vol. Sa tête avait une forme bizarre, comme celle d’un fourmilier. Il avait des narines comme des réacteurs d’avion. Même s’il avait réussi à décoller, elles l’auraient autant freiné qu’un double parachute.

Et son regard muet était le plus intelligent qu’une bête avait jamais posé sur le capitaine Vimaire, le caporal Chicque compris.

« Ça arrive, commenta tristement dame Ramkin. C’est une histoire de gènes, vous savez.

— Ah bon ? » fit Vimaire. On aurait dit que la créature arrivait à concentrer dans son regard façon chalumeau toute l’énergie que ses frères et sœurs dépensaient en bruit et en flammes. Il ne put s’empêcher de se rappeler combien il avait désiré un chiot quand il était petit. Remarquez, ils crevaient de faim, n’importe quoi avec de la viande dessus aurait fait l’affaire.

Il entendit la femme aux dragons expliquer : « On veut améliorer la sélection et obtenir une bonne flamme, des écailles larges, une couleur correcte et ainsi de suite, alors on jette des idées en l’air. Mais de temps en temps on fait un mauvais jet et on obtient une réaction curieuse. »

Le petit animal posa sur Vimaire un regard qui lui aurait sans discussion valu le prix du « Dragon que les juges préféreraient emmener chez eux comme briquet ».

Un mauvais jet, songea Vimaire. Il n’était pas sûr de bien comprendre, mais il croyait deviner. Ça devait désigner ceux qui n’atteignaient pas leur objectif, qui passaient à côté de tout, les ratés. Comme le Guet, se dit-il. De mauvais jets, tous autant qu’ils en étaient. Et lui aussi. Toute l’histoire de sa vie.

« La nature, c’est comme ça, dit Sa Seigneurie. Bien entendu, je n’envisage pas un instant d’en faire un reproducteur, mais il en serait de toutes manières incapable.

— Pourquoi ça ? demanda Vimaire.

— Parce que les dragons doivent s’accoupler en l’air et que lui ne peut hélas pas voler avec des ailes pareilles. Je suis navrée que sa lignée s’arrête là, naturellement. Son père, c’était Arbremord Ecailledor de Brenda Rodley. Vous connaissez Brenda ?

— Euh… non », répondit Vimaire. Dame Ramkin était de ces gens qui se figuraient que tout le monde en savait autant que tout un chacun.

« Brave fille. En tout cas, ses frères et sœurs profitent bien. »

Pauvre bougre, songea Vimaire. La nature, elle est comme ça, voilà. Elle sert toujours les cartes du dessous.

La mère nature, on l’appelle. L’amère nature, oui…

« Vous aviez quelque chose à me montrer, disiez-vous », lui souffla dame Ramkin.

Vimaire, sans un mot, lui tendit le paquet. Elle se débarrassa de ses épaisses mitaines et le déballa.

« Un moulage en plâtre d’une empreinte de pied, dit-elle abruptement. Et alors ?

— Ça ne vous rappelle rien ? demanda Vimaire.

— Peut-être un échassier.

— Oh. » Vimaire était découragé.

Dame Ramkin se mit à rire. « Ou un très gros dragon. Vous l’avez trouvé dans un musée, c’est ça ?

— Non. Dans la rue, ce matin.

— Ah ? On vous a fait une blague, mon vieux.

— Euh… il y avait… euh… des preuves indirectes. »

Il lui raconta. Elle le regarda fixement.

« Draco nobilis, dit-elle d’une voix rauque.

— Pardon ?

— Draco nobilis. Le dragon noble. Contrairement à ceux-là… – elle agita une main en direction des rangs serrés de lézards sifflants – des Draco vulgaris, tous. Mais les grands ont disparu, vous savez. Cette histoire est ridicule. C’est clair. Tous disparus. De belles bêtes, ça, oui. Ils pesaient des tonnes. On n’a jamais rien vu voler de plus gros. Personne ne sait comment ils faisaient. »

Ils s’aperçurent alors d’un détail. Le silence était soudain tombé.

Tout au long des rangées de stalles, les dragons s’étaient tus, les yeux brillants et attentifs. Ils fixaient le plafond.

* * *

Carotte regarda autour de lui. Des rayonnages s’étendaient dans toutes les directions. Sur ces rayonnages : des livres. Il crut avoir deviné.

« La bibliothèque, c’est ça ? » dit-il.

Le bibliothécaire continua de lui tenir doucement mais fermement la main et le conduisit dans le dédale des allées.

« Il y a un cadavre ? » demanda le jeune homme. Forcément. Pire qu’un meurtre ! Un cadavre dans la bibliothèque. Il pouvait en sortir n’importe quoi, d’une histoire pareille.

L’anthropoïde finit par interrompre sa marche feutrée devant une étagère nullement différente, à première vue, des centaines d’autres. Certains livres étaient enchaînés. Il y avait un vide. Le bibliothécaire le montra du doigt.

« Oook.

— Ben, et alors ? Un trou à la place d’un livre.

— Oook.

— On a pris un livre. On a pris un livre ? Vous avez fait venir le Guet… – Carotte se redressa fièrement – parce qu’on a pris un livre ? Vous trouvez ça pire qu’un meurtre ? »

Le bibliothécaire lui adressa le genre de regard qu’on réserve à ceux qui qualifient le génocide de détail.

« Ça peut passer pour un délit, de faire perdre son temps au Guet, dit Carotte. Pourquoi vous n’allez pas voir les mages en chef ou je ne sais qui ?

— Oook. » Le bibliothécaire fit comprendre avec une économie de gestes étonnante que la plupart des mages ne trouveraient pas leur propre derrière avec les deux mains.

« Ben, je ne vois pas ce qu’on peut y faire, dit Carotte. Il s’appelle comment, ce livre ? »

Le bibliothécaire se gratta la tête. Ça n’allait pas être facile. Il fit face à Carotte, colla ses mains l’une contre l’autre puis les ouvrit.

« Je le sais bien, que c’est un livre. C’est quoi, son titre ? » Le bibliothécaire soupira et leva une main. « Quatre mots ? fit Carotte. Premier mot. » L’anthropoïde rapprocha un index et un pouce ridés. « Un petit mot ? Un. Le. La. Pou…

— Oook !

— La ? La. Deuxième mot… Troisième mot ? Petit mot. Le ? Un ? A ? De ? Des ? Pa… Des ? Des. La quelque chose des quelque chose. Deuxième mot. Quoi ? Oh. Première syllabe. Un ? Un, d’accord. Deuxième syllabe. Cornes ? Vache ? Petite vache ? Veau ? Veau, bon. Troisième syllabe. Rame ? Bateau ? Jeter l’ancre ? Accoster ? Quai ? Quai, ça va. Un veau quai. Invoquer ! Presque ? Invocation ? Invocation. La invocation… l’invocation des quelque chose. C’est amusant, hein ? Quatrième mot. Tout le mot… »

Il observa avec une vive attention le bibliothécaire qui tournait mystérieusement sur lui-même.

« Quelque chose de gros. De très gros. Qui bat des ailes. Quelque chose de gros qui bat des ailes et qui saute. Des dents. Qui se met en colère. Qui souffle. Quelque chose de très gros qui souffle et qui bat des ailes. » La sueur coula sur le front de Carotte qui s’appliquait à comprendre. « Se lécher les doigts. Quelque chose qui se lèche les doigts. S’est brûlé. Chaud. Quelque chose de très gros et chaud qui souffle et bat des ailes… »