— On l’a tous vu, répondit Vimaire.
— Je suis au courant de tout ! s’exclama Carotte d’une voix triomphante. Quelqu’un l’a fait venir par magie. On a volé un livre dans la bibliothèque, et vous savez comment il s’appelle, le livre ?
— Pas la moindre idée, dit faiblement Vimaire.
— Il s’appelle l’Invocation des dragons !
— Oook, confirma le bibliothécaire.
— Oh ? Ça parle de quoi ? » demanda Vimaire. Le bibliothécaire leva les yeux au ciel.
« Ça dit comment invoquer des dragons. Par la magie !
— Oook.
— Et ça, c’est illégal, dame ! fit Carotte d’un ton joyeux. Lâcher des bêtes sauvages dans les rues, ça tombe sous le coup de la… »
Vimaire gémit. Ça voulait dire des mages. On ne s’attirait que des ennuis avec les mages.
« J’imagine, dit-il, qu’il n’existe pas d’autre exemplaire de ce bouquin, je me trompe ?
— Oook. » Le bibliothécaire fit non de la tête.
« Et vous ne sauriez pas, des fois, ce qu’il raconte ? soupira Vimaire. Quoi ?… Oh… Quatre mots, fit-il d’un ton las… Premier mot… Deux syllabes. À peu près comme… Livre ? Histoire ? Roman ? À peu près comme roman. Boman… Coman… Coman ? Ah oui, comment. Deuxième mot… Trois syllabes. Première syllabe. Un doigt ? Ah, un. Deuxième syllabe. Taureau ? Vache ? Petit ? D’accord, veau. Comment un veau… Ça va, j’ai compris. Ce que je voulais dire, c’est si vous saviez les détails ? Non. Je vois.
— Qu’est-ce qu’on va faire, maintenant, mon capitaine ? s’inquiéta Carotte.
— Il est là, dehors, psalmodia Chicard. Terré, comme qui dirait, pendant les heures du jour. Lové dans sa tanière secrète, au sommet d’un gros trésor en or, plongé dans d’vieux rêves reptiliens qui r’montent à l’aube des temps, attendant qu’on tire les rideaux noirs d’la nuit pour repartir en vadrouille… » Il hésita et ajouta d’un air renfrogné : « Qu’esse t’as, à m’reluquer comme ça ?
— Très poétique, fit Carotte.
— Ben, quoi, tout l’monde sait que les vrais dragons de dans l’temps, ils dormaient sur un trésor, expliqua Chicard. Un mythe populaire archiconnu. »
Vimaire, impassible, envisageait l’avenir immédiat. Malgré son côté dépravé, Chicard donnait une bonne idée de ce qui passait par la tête du citadin moyen. On pouvait s’en servir comme d’une espèce de rat de laboratoire pour prévoir les événements prochains.
« J’imagine que ça vous plairait drôlement de trouver où se cache ce magot, pas vrai ? » lança Vimaire, pour voir.
Chicard parut encore plus sournois que d’habitude. « Ben, mon ’p’taine, j’pensais justement aller fouiner par-ci par-là. Vous voyez. En dehors des heures de service, ’videmment, ajouta-t-il d’un air vertueux.
— Oh là là », fit le capitaine Vimaire.
Il souleva la bouteille vide et, avec un grand soin, la remit dans le tiroir.
Les Frères Eclairés étaient nerveux. Une espèce de trouille passait de l’un à l’autre en crépitant. La trouille de qui s’est rendu compte, après avoir versé la poudre et bourré la balle en rigolant, que ça fait un putain de boucan de presser la détente et qu’on ne va pas tarder à venir dire deux mots au responsable.
Mais le Grand Maître Suprême savait qu’il les tenait. Des moutons et des agneaux, des moutons et des agneaux. Vu qu’ils ne pouvaient guère accomplir pires actions que celles dont ils s’étaient déjà rendus coupables, autant qu’ils enfoncent le clou, dévastent le monde et laissent entendre qu’ils l’avaient toujours voulu ainsi. Oh, quel plaisir…
Seul le frère Plâtrier était vraiment content.
« Ça leur apprendra, aux marchands d’légumes oppresseurs du peuple, répétait-il sans arrêt.
— Oui, euh… fit le frère Portier. Seulement, dites, on risque pas, des fois, d’invoquer par accident le dragon ici, hein ?
— Je… enfin, nous… le tenons bien en main, répondit le Grand Maître Suprême d’une voix douce. Il est en notre pouvoir. Je vous assure. »
Les frères reprirent un peu courage.
« À présent, poursuivit le Grand Maître, il reste la question du roi. »
Les frères prirent un air solennel, sauf le frère Plâtrier.
« On l’a trouvé, alors ? fit-il. Ça, c’est un coup de chance.
— Vous n’écoutez donc jamais, hein ? lança sèchement le frère Tourduguet. On a tout expliqué la semaine dernière : on va pas s’amuser à trouver qui que ce soit, on va le fabriquer, le roi.
— J’croyais qu’il devait arriver comme ça. À cause de sa destinée. »
Le frère Tourduguet ricana. « Disons qu’on l’aide un peu, la destinée. »
Le Grand Maître Suprême sourit dans les replis de sa robe. Incroyable, cette combine mystique. Vous leur débitez un mensonge, puis, quand il ne vous sert plus, vous en débitez un autre et vous leur dites qu’ils progressent sur le chemin de la sagesse. Au lieu de rire, ils vous suivent encore plus fidèlement et espèrent qu’au milieu de tous ces mensonges ils vont découvrir la vérité. Et peu à peu ils acceptent l’inacceptable. Incroyable.
« Putain, ça, c’est malin, dit le frère Portier. Comment on fait, alors ?
— Écoutez, intervint le Grand Maître Suprême, voilà comment on fait : on trouve un jeune gars à la bonne mine qui accepte les ordres sans rechigner, il tue le dragon, et en voiture Simone. Simple. Beaucoup plus intelligent qu’attendre un soi-disant vrai roi.
— Mais… – le frère Plâtrier avait l’air en pleine cogitation – si nous le tenons bien en main, et on le tient bien en main, hein ? alors, on a pas besoin de le faire tuer, on arrête de l’invoquer et tout le monde est content, non ?
— Ah oui, fit méchamment le frère Tourduguet. J’vois ça d’ici, hein ? On s’en va raconter partout : “Salut, on va plus mettre le feu à vos maisons, on est pas gentils ?” C’est ça ?… L’ennui, dans cette histoire de roi, c’est que ce sera un… une sorte de…
— Un symbole indéniablement puissant et romantique d’autorité absolue, dit le Grand Maître Suprême d’une voix douce.
— Voilà, fit le frère Tourduguet. Une autorité puissante.
— Oh, je vois, dit le frère Plâtrier. Bon. D’accord. Le roi, il sera comme ça.
— Voilà, répéta le frère Tourduguet.
— Personne discute avec une autorité puissante, hein ?
— Tout juste.
— Un coup de chance, alors, d’avoir déjà trouvé le bon roi, dit le frère Plâtrier. Une chance sur un million, sûrement.
— Nous n’avons pas trouvé le bon roi. Nous n’en avons pas besoin, du bon roi, fit le Grand Maître d’un ton las. Pour la dernière fois ! je crois avoir trouvé le petit gars qu’il nous faut. Il porte bien la couronne, obéit aux ordres et sait brandir l’épée. Alors, maintenant écoutez… »
Qu’il sache brandir l’épée, évidemment, avait son importance. Ça n’était pas tout à fait comme la manier. Manier l’épée, estimait le Grand Maître Suprême, relevait purement et simplement de la chirurgie dynastique. Une question d’estoc et de taille, rien d’autre. Tandis qu’un roi devait brandir la sienne. Sa lame devait capter la lumière sous le bon angle afin de ne laisser aucun doute dans l’esprit des observateurs qu’il était l’élu du Destin. Le Grand Maître avait passé beaucoup de temps à préparer l’épée et le bouclier. Il y avait laissé aussi beaucoup d’argent. Le bouclier brillait comme une piastre dans l’oreille d’un ramoneur, mais l’épée… l’épée était magnifique…