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Avec l’air vaguement contrarié d’une belle-mère qui passe le doigt sur l’étagère la plus haute de sa bru et le retire, contre toute attente, net de tout grain de poussière, le Grand Maître Suprême poursuivit la séance.

Quel tas de crétins, se disait-il. Une bande d’incapables auxquels aucune autre société secrète ne voudrait toucher avec un Sceptre d’Autorité de trois mètres. Du genre à se démettre les doigts à la moindre poignée de main d’initié.

Mais des incapables non dénués de possibilités, cependant. Que les autres sociétés s’adjugent donc les talentueux, les prometteurs, les ambitieux, les sûrs d’eux. Lui récupérerait les geignards et les amers, les bouffis de rancune et de bile, les frustrés qui auraient pu faire une grande carrière, d’après eux, si seulement on leur avait donné leur chance. Qu’on lui laisse les aigris dont les torrents de venin et de rancœur n’étaient retenus que par de fragiles barrages de nullité et de paranoïa miteuse.

Et aussi d’imbécillité. Ils avaient tous prêté serment, songea-t-il, mais aucun parmi eux n’avait même demandé ce qu’était un figuin.

« Frères, dit-il, ce soir nous avons à discuter de questions de première importance. La bonne gouvernance, voire l’avenir même d’Ankh-Morpork sont dans nos mains. »

Ils se penchèrent en avant. Le Grand Maître Suprême sentit venir le bon vieux frisson du pouvoir. Ils étaient suspendus à ses lèvres. Rien que pour cette sensation-là, ça valait le coup de se déguiser dans des putain de robes ridicules.

« Ne savons-nous pas pertinemment que des individus corrompus tiennent la cité en esclavage, des individus qui s’engraissent de profits mal acquis, tandis que des hommes de valeur se voient évincés et réduits à une quasi-servitude ?

— Pour ça, oui ! fit le frère Portier avec véhémence une fois que tout le monde eut traduit mentalement la question. Pas plus tard que la semaine dernière, à la Guilde des Boulangers, j’ai voulu faire remarquer à maître Crichelet que… »

Le Grand Maître Suprême ne lui lança pas un regard, parce qu’il avait veillé à ce que les capuchons des frères leur dissimulent la figure dans une obscurité anonyme, mais il réussit néanmoins à clouer le bec au frère Portier par un simple silence outragé.

« Il n’en a pourtant pas toujours été ainsi, poursuivit le Grand Maître Suprême. Il a autrefois existé un âge d’or où les hommes dignes de pouvoir et de respect étaient justement récompensés. Un âge où Ankh-Morpork n’était pas seulement une grosse ville mais une grande cité. Un âge de chevalerie. Un âge où… oui, frère Tourduguet ? »

Une silhouette corpulente en robe baissa la main. « Est-ce que vous voulez parler du temps où on avait des rois ?

— Bravo, frère, complimenta le Grand Maître Suprême, vaguement ennuyé par cette preuve inhabituelle d’intelligence. Et…

— Mais la question a été réglée y a des siècles de ça, fit le frère Tourduguet. Est-ce qu’il y a pas eu une grande bataille ou je n’sais quoi ? Et depuis on a les seigneurs dirigeants, comme le Patricien.

— Oui, très bien, frère Tourduguet.

— Y a plus de rois, c’est là où je veux en venir, expliqua obligeamment le frère Tourduguet.

— Comme le dit frère Tourduguet, la lignée des…

— C’est quand vous avez parlé de chevalerie que ça m’a mis la puce à l’oreille, ajouta le frère Tourduguet.

— Tout à fait, et…

— Ça va avec les rois, la chevalerie, continua joyeusement le frère Tourduguet. Tout comme les chevaliers. Et ils avaient des…

— Toutefois, le coupa sèchement le Grand Maître Suprême, il se pourrait bien que la lignée des rois d’Ankh ne soit pas aussi défunte qu’on l’a cru jusqu’ici, et que sa progéniture existe encore aujourd’hui. C’est ce que révèlent mes recherches dans des manuscrits anciens. »

Il recula, dans l’attente d’une réaction. Mais apparemment, il n’obtenait pas l’effet escompté. Ils comprennent sûrement « défunte », songea-t-il, mais j’aurais dû éviter « progéniture ».

Le frère Tourduguet avait encore la main levée.

« Oui ?

— Vous dites qu’y a un genre d’héritier du trône à se balader dans la nature ? demanda le frère Tourduguet.

— C’est peut-être le cas, oui.

— Ouais. Ils font ça, vous savez, dit le frère Tourduguet d’un air entendu. Ça arrive à tout bout de champ. On lit des trucs là-dessus. Des “reguetons”, ça s’appelle. Ils se cachent dans des trous perdus pendant un temps fou, ils se transmettent l’épée secrète, la tache de vin et ainsi de suite de génération en génération. Et puis, juste au moment où le vieux royaume a besoin d’eux, ils s’amènent et flanquent dehors les usurpateurs en place. Et après, on a droit à des réjouissances générales. »

Le Grand Maître Suprême sentit sa bouche s’ouvrir toute grande. Il n’avait pas prévu que ce serait aussi facile.

« Oui, d’accord, fit une silhouette dans laquelle le Grand Maître Suprême reconnut le frère Plâtrier. Et alors ? Mettons qu’un regueton s’amène, il va voir le Patricien et il lui dit : “Bien l’bonjour, je suis roi, voici la tache de vin comme prévu, maintenant tire-toi.” Il peut s’attendre à quoi, après ça ? Une espérance de vie de peut-être deux minutes, voilà tout.

— Vous écoutez pas, fit le frère Tourduguet. Ce qu’il faut, c’est que le regueton, il arrive quand le royaume est en danger, non ? Alors, tout le monde peut le voir. Après, on l’emmène au palais, il guérit quelques malades, annonce une demi-journée de congé, offre un peu de son trésor, et le tour est joué.

— Faut aussi qu’il épouse une princesse, ajouta le frère Portier. Vu qu’il est gardien de cochons. »

Ils le regardèrent.

« Qui a dit ça, qu’il était gardien de cochons ? demanda le frère Tourduguet. Moi, je l’ai jamais dit, qu’il était gardien de cochons. C’est quoi, cette histoire de gardien de cochons ?

— Y a pourtant du vrai dans ce qu’il dit, fit le frère Plâtrier. C’est en général un gardien de cochons, un forestier, quelque chose dans ce goût-là, le regueton classique. Rapport qu’il est un… machin, là. Cognito. Faut qu’ils aient l’air d’origine modeste, comprenez.

— Ç’a rien d’extraordinaire, les origines modestes, intervint un frère miniature qui paraissait uniquement composé d’une petite robe noire ambulatoire soutenue par une mauvaise haleine. J’en ai des tas, d’origines modestes, moi. Pour nous autres, dans ma famille, garder les cochons, c’était un boulot de rupins.

— Mais votre famille, elle est pas de sang royal, frère Cagoinces, fit observer le frère Plâtrier.

— Elle pourrait, répliqua le frère Cagoinces d’un ton boudeur.

— Bon, ça va, maugréa le frère Tourduguet. D’accord. Mais au moment décisif, vous voyez, le vrai roi rejette sa cape, il dit “Regardez !” et sa qualité de roi apparaît à tous.

— Elle apparaît comment, au juste ? demanda le frère Portier.

(— … Pourrais être de sang royal, moi, marmonna le frère Cagoinces. Pas l’droit de dire que j’pourrais pas être de sang…)

— Écoutez, elle apparaît, c’est tout, d’accord ? On la reconnaît quand on la voit.

— Mais avant ça, faut qu’il sauve le royaume, fit observer le frère Plâtrier.