« Mon dragon ? fit-il.
— Il est bien connu que la race des grands dragons est éteinte, dit le Patricien avec rudesse. Par ailleurs, leur habitat naturel était exclusivement rural. Il me semble donc que celui-là ne peut être que mag…
— Sans vouloir vous contredire, seigneur Vétérini, le coupa l’Archichancelier, on a souvent prétendu la race des dragons éteinte, mais l’actualité, si je peux me permettre de faire remarquer, tend à jeter un certain doute sur cette thèse. Quant à l’habitat, nous avons ici tout bonnement affaire à une modification du type de comportement due à l’avancée des zones urbaines dans les campagnes, laquelle a conduit maintes créatures jusque-là rurales à adopter, voire dans certains cas à positivement épouser, un mode d’existence davantage urbain, source de perspectives nouvelles dont un grand nombre d’entre elles ne manquent pas de profiter. Si je vous disais, par exemple, que les renards n’arrêtent pas de renverser mes poubelles… »
Il rayonnait. Il avait réussi à tout débiter sans avoir véritablement eu besoin de mettre son cerveau à contribution.
« D’après vous, fit lentement l’assassin, ce qu’on aurait là, ce serait le premier dragon citadin ?
— C’est ça, l’évolution, répondit joyeusement le mage. Il devrait bien s’acclimater, d’ailleurs, ajouta-t-il. Des sites de nidification en pagaïe, et de quoi manger en veux-tu en voilà. »
Un silence suivit sa déclaration, que brisa le marchand. « Ils se nourrissent de quoi, exactement ? »
Le voleur haussa les épaules. « Je crois me souvenir d’histoires de vierges enchaînées à de gros rochers.
— Il va crever de faim chez nous, alors, dit l’assassin. On est sur du terreau.
— Ils maraudaient en quête de proies, reprit le voleur. J’sais pas si ça peut aider…
— En tout cas, fit le patron des marchands, on dirait que c’est à nouveau votre problème, monseigneur. »
Cinq minutes plus tard, le Patricien arpentait le Bureau Oblong dans le sens de la longueur et il fulminait.
« Ils se moquaient de moi, disait-il. Je l’ai bien vu !
— Avez-vous proposé une commission d’enquête ? demanda Wonse.
— Évidemment, tiens ! Ça n’a pas pris, cette fois. Vous savez, j’ai bien envie d’augmenter la récompense.
— Je ne crois pas que ça marcherait, monseigneur. N’importe quel tueur de dragons compétent connaît le tarif pour ce genre de prestation.
— Ha ! La moitié du royaume, marmonna le Patricien.
— Et la main de votre fille.
— J’imagine qu’une tante, ça ne fait pas l’affaire ? lança le Patricien, de l’espoir dans la voix.
— La tradition exige une fille, monseigneur. »
Le Patricien hocha la tête, la mine sombre.
« Nous pourrions peut-être l’acheter, dit-il tout haut. Les dragons sont-ils intelligents ?
— Je crois que le terme traditionnel, c’est « rusés », monseigneur, répondit Wonse. À ce que j’ai compris, ils aiment beaucoup l’or.
— Vraiment ? À quoi ils le dépensent ?
— Ils dorment dessus, monseigneur.
— Quoi ? Vous voulez dire : dans un matelas ?
— Non, monseigneur. À même dessus. »
La réponse fit réfléchir le Patricien. « Ils ne trouvent pas ça plein de bosses ? fit-il.
— C’est ce que je pense, monseigneur. Mais, à mon avis, personne ne le leur a jamais demandé.
— Hmm. Ils parlent ?
— Censément, ils se débrouillent bien, monseigneur.
— Ah. Intéressant. »
Le Patricien se disait : S’il parle, il peut négocier. S’il peut négocier, alors j’aurai sa pe… ses écailles, enfin, ce qui le recouvre.
« On dit aussi qu’ils ont la langue bien pendue et que leur parole est d’argent », fit Wonse.
Le Patricien se renversa dans son fauteuil.
« Seulement d’argent ? »
Des voix assourdies leur parvinrent du couloir et on introduisit Vimaire.
« Ah, capitaine, fit le Patricien, où en êtes-vous ?
— Pardon, monseigneur ? s’étonna Vimaire tandis que la pluie dégouttait de sa cape.
— Pour ce qui est de l’arrestation de ce dragon, répondit le Patricien d’une voix dure.
— L’échassier ?
— Vous savez très bien ce que je veux dire, jeta sèchement le Patricien.
— L’enquête suit son cours », répondit mécaniquement le capitaine.
Le Patricien grogna. « Tout ce que vous avez à faire, c’est trouver sa tanière, dit-il. Une fois que vous avez la tanière, vous avez le dragon. C’est évident. La moitié de la ville la cherche, on dirait.
— Si tanière il y a », objecta Vimaire.
Wonse leva brusquement les yeux.
« Pourquoi dites-vous ça ?
— Nous examinons un certain nombre de pistes, répondit le capitaine, le visage inexpressif.
— S’il n’a pas de tanière, où passe-t-il ses journées ? fit le Patricien.
— L’enquête se poursuit.
— Alors poursuivez-la promptement. Et trouvez la tanière, dit le Patricien avec aigreur.
— Oui, monsieur. Puis-je me retirer, monsieur ?
— D’accord. Mais ce soir je veux du nouveau, vous m’avez compris ? »
Pourquoi est-ce que je me suis demandé s’il avait une tanière ? songeait Vimaire en sortant dans la lumière du jour, sur la place noire de monde. Parce qu’il n’avait pas l’air réel, voilà pourquoi. Et s’il n’est pas réel, il n’est pas obligé de faire ce que nous attendons de lui. Comment peut-il sortir d’une ruelle où il n’est pas entré ?
Une fois l’impossible exclu, le reste, même l’improbable, est forcément vérité. Le hic, c’était d’abord de trouver l’impossible, évidemment. Oui, c’était ça, le truc.
Il y avait aussi le bizarre incident de l’orang-outan pendant la nuit…
Dans la journée, la bibliothèque bourdonnait d’activité. Vimaire s’y aventura avec quelque hésitation. En principe, il pouvait se rendre partout dans la ville, mais l’Université avait toujours considéré qu’elle relevait de la loi thaumaturgique, et il se disait qu’il serait malavisé de se faire des ennemis dans un lieu d’où seuls les veinards ressortaient avec la même température corporelle, voire sous la même forme.
Il découvrit le bibliothécaire penché sur son bureau. L’anthropoïde lui lança un regard interrogateur.
« Pas encore trouvé. Je regrette, dit Vimaire. L’enquête suit son cours. Mais vous pouvez me donner un petit coup de main.
— Oook ?
— Ben, cette bibliothèque est magique, pas vrai ? Je veux dire, ces livres sont plus ou moins intelligents, je me trompe ? Alors je me suis dit : je parie que si je m’introduisais ici en pleine nuit, ils ne tarderaient pas à en faire tout un plat. Parce qu’ils ne me connaissent pas. Mais s’ils me connaissaient, ils s’en ficheraient. Alors celui qui a pris le livre, c’est sûrement un mage, non ? Ou quelqu’un qui travaille pour l’Université, en tout cas. »
Le bibliothécaire jeta un coup d’œil d’un côté puis de l’autre, saisit la main du capitaine et le conduisit à l’écart entre deux rayonnages. Alors seulement, il hocha la tête.
« Quelqu’un qu’ils connaissent ? »
Un haussement d’épaules, puis un autre hochement de tête.
« C’est pour ça que vous nous en avez parlé d’abord à nous, j’imagine ?