Выбрать главу

— Oh, oui, fit le frère Tourduguet d’une voix accablée. Ça, c’est le plus important.

— Qu’il le sauve de qui, alors ?

(— … Autant l’droit qu’un autre de pouvoir être de sang royal…)

— Du Patricien ? » répondit le frère Portier.

Le frère Tourduguet, soudain promu expert ès royautés, secoua la tête.

« Pour ce que j’en sais, le Patricien, c’est pas exactement une menace, fit-il. C’est pas franchement un tyran. L’est moins mauvais que certains autres qu’on a eus. J’veux dire, il opprime pas vraiment.

— Moi, on m’opprime tout le temps, dit le frère Portier. Maître Crichelet, là où je travaille, il m’opprime matin, midi et soir, il me crie dessus et tout. Et la marchande de légumes, dans son magasin, elle m’opprime tout le temps aussi.

— C’est vrai, renchérit le frère Plâtrier. Moi, mon propriétaire, il m’opprime, c’est pas croyable. Il cogne à la porte et me réclame sans arrêt tous les loyers que je lui dois, paraît-il, ce qui est complètement faux. Et les voisins d’à côté, ils m’oppriment à longueur de nuits. Moi, je leur dis que je travaille toute la journée, qu’il faut laisser aux gens un peu de temps pour apprendre à jouer du tuba. Ça, c’est de l’oppression, dame oui. Si j’suis pas sous la botte de l’oppresseur, alors j’sais pas qui y est.

— Vu comme ça… fit lentement le frère Tourduguet, m’est avis que mon beau-frère m’opprime tout le temps, moi aussi, avec son nouveau cheval et son nouveau boguet qu’il vient d’acheter. Moi, j’en ai pas. Je veux dire, où est la justice là-dedans ? Je parie qu’un roi permettrait pas que continue ce genre d’oppression, des femmes qui oppriment leurs maris parce qu’ils ont pas de nouvelle voiture comme l’autre Rodney, là, tout ça. »

Le Grand Maître Suprême écoutait ces échanges avec une légère sensation de vertige. Comme s’il avait su qu’existaient des phénomènes tels que les avalanches mais n’avait jamais imaginé qu’en lâchant sa petite boule de neige en haut de la montagne il obtiendrait des résultats aussi étonnants. Il avait à peine besoin de les pousser.

« Je parie qu’un roi aurait beaucoup à dire sur les propriétaires, fit le frère Plâtrier.

— Et il mettrait hors la loi les conducteurs de voitures tape-à-l’œil, ajouta le frère Tourduguet. Sûrement achetées avec de l’argent volé, d’ailleurs, m’est avis.

— Moi, je crois, intervint le Grand Maître Suprême pour dévier légèrement la conversation, qu’un roi avisé se contenterait, disons, de mettre hors la loi les voitures des non-méritants. »

S’ensuivit un silence de réflexion dans l’auditoire : les frères divisaient mentalement l’univers entre méritants et non-méritants et se plaçaient dans le bon camp.

« Ça, ce serait juste, dit lentement le frère Tourduguet. Mais frère Plâtrier avait raison, en fait. Je vois mal un regueton révéler sa destinée uniquement parce que frère Portier croit que la marchande de légumes arrête pas de le regarder bizarrement. Sans vouloir l’offenser.

— En plus de ça, elle me carotte sur le poids, ajouta le frère Portier. Et elle…

— Oui, oui, oui, le coupa le Grand Maître Suprême. Ça ne fait aucun doute, les gens sains d’esprit d’Ankh-Morpork subissent le joug des oppresseurs. Cependant, un roi se révèle généralement dans des circonstances plus spectaculaires. À l’occasion d’une guerre, par exemple. »

L’affaire se présentait sous les meilleurs auspices. Malgré leur stupidité égocentrique, il se trouverait bien un petit malin pour faire la suggestion qu’il attendait.

« Y avait une vieille prophétie, un truc comme ça, dit le frère Plâtrier. Mon grand-père m’en a parlé. » Son regard se voila sous le colossal effort de mémoire. « En vérité, le roi viendra, il apportera la Loi et la Justice, il ne connaîtra que la Vérité, et son Épée servira et protégera le Peuple. Faut pas tous me regarder comme ça, j’invente rien.

— Oh, celle-là, on la connaît tous. Et ça nous ferait une belle jambe, rétorqua le frère Tourduguet. Je veux dire, il ferait quoi ? Il s’amènerait à cheval avec la Loi, la Vérité et ainsi de suite comme les Quatre Cavaliers de l’Apocralypse ? Salut tout le monde, c’est moi le roi, glapit le frère, et voici la Vérité, là-bas, qui donne à boire à son cheval. Pas très réaliste, hein ? Nan. Faut pas se fier aux vieilles légendes.

— Pourquoi ça ? demanda le frère Cagoinces d’une voix irritée.

— Parce qu’elles sont légendaires. C’est à ça qu’on les reconnaît, répliqua le frère Tourduguet.

— Les princesses endormies, ça c’est un bon truc, fit le frère Plâtrier. Y a qu’un roi qui peut les réveiller.

— Dites donc pas de bêtises, le réprimanda le frère Tourduguet. Si on a pas de roi, on peut pas avoir de princesse. Ça tombe sous le sens.

— Évidemment, dans le temps c’était facile, fit joyeusement observer le frère Portier.

— Pourquoi ?

— Il lui suffisait de tuer un dragon. »

Le Grand Maître Suprême claqua des mains et adressa une prière silencieuse à l’éventuel dieu à l’écoute. Il ne s’était pas trompé sur ces gens. Tôt ou tard leurs petits esprits décousus les conduisaient là où l’on voulait qu’ils aillent.

« Ça, c’est une idée intéressante, roucoula-t-il.

— Marcherait pas, objecta le frère Tourduguet d’un ton maussade. Y a plus de gros dragons de nos jours.

— Il pourrait y en avoir. »

Le Grand Maître Suprême fit craquer les articulations de ses doigts.

« Pardon ? fit le frère Tourduguet.

— J’ai dit qu’il pourrait y en avoir. »

Un rire nerveux s’échappa des profondeurs du capuchon du frère Tourduguet.

« Quoi ? Des vrais ? Avec les grosses écailles et les ailes ?

— Oui.

— Un souffle comme un haut-fourneau ?

— Oui.

— Les gros machins griffus au bout des pattes ?

— Des serres ? Oh, oui. Autant que vous voulez.

— Qu’est-ce que vous entendez par là, autant que je veux ?

— J’espère que c’est évident, frère Tourduguet. Si vous voulez des dragons, vous pouvez en avoir. Vous pouvez vous-même en faire venir un ici. Tout de suite. En ville.

— Moi ?

— Vous tous. Enfin, nous tous », répondit le Grand Maître Suprême.

Le frère Tourduguet hésitait. « Ben, j’sais pas si c’est une très bonne…

— Et il obéirait à chacun de vos ordres. »

La précision les arrêta. Tout net. Elle tomba devant leurs petits esprits de fouines comme un morceau de viande dans une fourrière pour chiens.

« Vous pouvez nous répéter ça ? demanda lentement le frère Plâtrier.

— Vous le dirigez. Vous lui faites faire tout ce que vous voulez.

— Quoi ? Un vrai dragon ? »

Les yeux du Grand Maître Suprême roulèrent dans l’intimité de son capuchon.

« Oui, un vrai. Pas un petit dragon des marais apprivoisé. Le modèle d’origine.

— Mais je croyais qu’ils étaient… vous savez… midiques. »

Le Grand Maître Suprême se pencha en avant.

« Ils étaient à la fois mythiques et réels, dit-il d’une voix forte. À la fois onde et particule.

— J’vous suis plus, avoua le frère Plâtrier.

— Je vais vous expliquer, alors. Le livre, je vous prie, frère Crocheteur. Merci. Frères, je dois vous dire, lorsque je suivais mes cours auprès des Maîtres Secrets…

— Les quoi, Grand Maître Suprême ? lança le frère Plâtrier.

— Pourquoi vous écoutez pas ? Vous écoutez donc jamais ! Les Maîtres Secrets, il a dit ! le réprimanda le frère Tourduguet. Vous savez, les sages vénérables qui vivent sur une montagne, qui dirigent tout en secret, qui lui ont appris les traditions et tout, qui marchent sur le feu et tout. Il nous en a parlé la semaine dernière. Il va nous apprendre, pas vrai, Grand Maître Suprême ? termina-t-il, obséquieux.