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— Les gens, ils vont pas se douter de quelque chose ? demanda le frère Plâtrier. Ils vont pas s’attendre à trouver des bouts de dragon dans tous les coins ?

— Non, répondit le Grand Maître Suprême d’une voix triomphante, parce que le seul contact de l’Epée de Vérité et de Justice anéantira la Progéniture du Mal ! »

Les frères le fixèrent des yeux.

« C’est ce qu’ils croiront, en tout cas, ajouta-t-il. Nous pourrons lâcher un peu de fumée magique au même moment.

— Vachement facile, la fumée magique, dit le frère Crocheteur.

— Pas de bouts de dragon, alors ? » fit le frère Plâtrier, un brin déçu.

Le frère Tourduguet toussa. « Chais pas si les gens vont gober ça, fit-il. Ça paraît un peu trop propre, comme qui dirait.

— Écoutez, cracha le Grand Maître Suprême, ils accepteront tout ! Ils verront la chose se faire ! Les gens auront tellement envie de voir le gamin gagner qu’ils n’iront pas chercher plus loin ! Je vous le garantis ! Maintenant… commençons… »

Il se concentra.

Oui, c’était plus facile. Plus facile à chaque fois. Il sentait les écailles, sentait la rage animale tandis qu’il pénétrait dans la retraite des dragons et imposait sa volonté.

C’était ça le pouvoir, et il était à lui.

* * *

Le sergent Côlon grimaça. « Ouille.

— Ne jouez donc pas les mauviettes, dit joyeusement dame Ramkin en serrant le bandage d’une main experte, fruit de générations successives de femmes Ramkin. Il vous a à peine touché.

— Et il le regrette beaucoup, ajouta sévèrement Carotte. Faites voir au sergent que vous le regrettez. Allez.

— Oook, dit le bibliothécaire d’un air contrit.

— Le laissez pas m’embrasser ! couina Côlon.

— Vous croyez qu’attraper quelqu’un par les chevilles et lui faire rebondir la tête par terre, ça se trouve dans la rubrique « Voies de faits sur un supérieur » ? demanda Carotte.

— J’engage pas d’poursuites, moi, s’empressa de répondre le sergent.

— Est-ce qu’on peut se remettre au boulot ? lança Vimaire avec impatience. On va voir si le flair d’Errol permettra de repérer la tanière du dragon. D’après dame Ramkin, ça vaut le coup d’essayer.

— Vous voulez dire : faut un grand trou aux parois truffées de ressorts, de fils de détente, de lames de couteaux tournoyantes mues par la force hydraulique, de verre pilé et de scorpions pour attraper un voleur, mon capitaine ? fit le sergent d’un ton dubitatif. Ouille !

— Oui, nous ne voulons pas perdre la piste, dit dame Ramkin. Arrêtez de faire l’enfant, sergent.

— Se servir d’Errol, ça c’est une idée formidable, m’dame, si j’peux m’permettre », dit Chicard pendant que le sergent rougissait sous son pansement.

Vimaire n’était pas sûr de savoir combien de temps il pourrait supporter Chicard en alpiniste de l’échelle sociale.

Carotte se taisait. Il acceptait peu à peu l’idée qu’il n’était sans doute pas un nain, mais le sang de nain lui coulait dans les veines selon le principe fameux de la résonance morphique, et ses gênes d’emprunt lui disaient que rien n’allait être aussi simple. Trouver un trésor même quand le dragon n’était pas chez lui présentait pas mal de risques. En tout cas, il était certain qu’il le saurait s’il y en avait un dans les parages. En présence d’une grosse quantité d’or, les paumes d’un nain le démangeaient toujours, et les siennes ne le démangeaient pas.

« On va commencer par ce mur dans le quartier des Ombres », dit le capitaine.

Le sergent Côlon lança un coup d’œil en coin à dame Ramkin et se découvrit incapable d’afficher de la couardise devant une admiratrice. Il se contenta d’un : « Est-ce que c’est raisonnable, mon capitaine ?

— Évidemment que non. Si on était raisonnables, on ne serait pas au Guet.

— Dites ! Tout ça, c’est terriblement passionnant, fit dame Ramkin.

— Oh, je ne crois pas que vous devriez venir, m’dame… commença Vimaire.

— … Sybil, s’il vous plaît !…

— … C’est un quartier peu recommandable, vous voyez.

— Mais je suis sûre de rester en parfaite sécurité avec vos hommes. Je suis sûre que les vagabonds se volatilisent littéralement quand ils vous voient. »

Ça, c’est quand ils voient les dragons, songea Vimaire. Ils se volatilisent quand ils les voient, et il ne reste plus que leurs ombres sur le mur. Chaque fois qu’il se sentait mollir ou perdre de l’intérêt, il se rappelait ces ombres, et il avait l’impression qu’on lui versait du feu lancinant dans la colonne vertébrale. Il ne faut pas laisser faire des trucs pareils. Pas dans ma ville.

* * *

À vrai dire, les Ombres ne posaient pas de problème. Nombre de ses résidants étaient de toute façon partis à la chasse au trésor, et ceux qui restaient avaient beaucoup moins envie qu’avant de rôder dans les ruelles sombres. D’un autre côté, les plus perspicaces reconnaissaient que s’ils agressaient dame Ramkin, elle leur dirait sûrement de se remuer et de ne pas faire les idiots, d’un ton tellement habitué à commander qu’ils se surprendraient à obéir.

On n’avait pas encore abattu le mur qui exposait toujours sa fresque macabre. Errol le renifla de-ci de-là, remonta une ou deux fois la ruelle au petit trot et se coucha pour dormir.

« Ç’a pas marché, dit le sergent Côlon.

— Une bonne idée, pourtant, fit Chicard, toujours dévoué.

— C’est sans doute à cause de la pluie et du monde qui est passé par là, j’imagine », dit dame Ramkin.

Vimaire ramassa le dragon. C’était un espoir vain, de toute façon. Enfin, qui ne tente rien n’a rien.

« On ferait mieux de rentrer, dit-il. Le soleil est couché. »

Ils revinrent en silence. Le dragon a même maté les Ombres, songeait Vimaire. Il tient toute la ville, même quand il n’est pas là. Les gens vont se mettre à enchaîner des vierges à des rochers d’un jour à l’autre maintenant.

C’est une métaphore de cette putain d’existence, un dragon. Et comme ça ne suffit pas, c’est en plus un putain de grand bestiau volant qui crache le feu.

Il sortit la clé de leurs nouveaux locaux. Alors qu’il farfouillait dans la serrure, Errol s’éveilla et se mit à gémir.

« Pas maintenant », dit Vimaire. Ses côtes le tiraillaient. La nuit commençait à peine et il se sentait déjà trop fatigué.

Une ardoise glissa du toit et s’écrasa près de lui sur les pavés.

« Mon capitaine, souffla le sergent Côlon.

— Quoi ?

— Il est sur le toit, mon capitaine. »

Une nuance dans la voix du sergent mit la puce à l’oreille de Vimaire. Elle n’était pas excitée. Elle n’était pas effrayée. Elle exprimait seulement une terreur sourde et intense.

Il leva les yeux. Errol se mit à faire des bonds sous son bras.

Le dragon – le dragon – avait passé la tête par-dessus la gouttière et les observait avec intérêt. Une tête à elle seule plus grande qu’un homme. Ses yeux avaient la taille de très grands yeux, d’une couleur rouge de feu qui couve, habités d’une intelligence sans le moindre rapport avec l’humanité. D’abord, elle était beaucoup plus vieille. Il s’agissait d’une intelligence déjà pétrie de perfidie et imprégnée de ruse depuis longtemps à l’époque où une bande de simili-singes se demandaient s’ils n’y gagneraient pas à se tenir debout sur deux pattes. Une intelligence qui ne voulait rien savoir ni rien comprendre des arts de la diplomatie.

Elle ne jouait pas avec ses proies, elle ne leur posait pas d’énigmes. Mais elle s’y entendait en arrogance, pouvoir et cruauté, et si jamais elle le pouvait, elle leur réduisait la tête en cendres. Parce qu’elle aimait ça.