Pour l’heure, la bête était encore plus furieuse que d’habitude. Elle sentait une présence derrière ses prunelles. Un tout petit esprit, faible, étranger, bouffi de suffisance. C’était exaspérant, comme une démangeaison impossible à gratter. Il la poussait à agir contre son gré… et l’empêchait de faire ce dont elle avait très envie.
Les yeux se braquaient pour l’instant sur un Errol dans tous ses états. Vimaire comprit qu’une seule chose le séparait d’une chaleur de plusieurs millions de degrés : le vague intérêt du dragon qui se demandait ce que fichait un congénère plus petit sous son bras.
« Ne faites pas de gestes brusques, lança la voix de dame Ramkin dans son dos. Et ne montrez pas que vous avez peur. Ils sentent toujours quand vous les craignez.
— Vous avez d’autres conseils à donner, là, tout de suite ? fit lentement Vimaire en s’efforçant de parler sans remuer les lèvres.
— Eh bien, les chatouiller derrière les oreilles, souvent ça marche.
— Oh, fit Vimaire d’une petite voix.
— Ou un “non !” bien sec, et leur retirer leur bol de pâtée.
— Ah ?
— Leur taper sur le museau avec un rouleau de papier, c’est ce que je fais dans les cas extrêmes. »
Dans le monde désespéré, ralenti, aux contours brillamment tracés où il vivait désormais et qui avait l’air de tourner autour des narines taillées à la serpe à quelques mètres de lui, Vimaire eut conscience d’un léger sifflement.
Le dragon prenait une profonde inspiration.
L’inhalation s’arrêta. Vimaire plongea les yeux dans les ténèbres des conduits à feu et se demanda s’il verrait quelque chose, une toute petite lueur blanche, n’importe quoi, avant que l’oubli ardent ne l’engloutisse.
À cet instant retentit une trompe.
Le dragon leva une tête étonnée puis émit un son vaguement interrogateur qui n’avait rien d’un mot.
La trompe retentit à nouveau. La sonnerie donnait l’impression de générer une multitude d’échos animés d’une vie propre. On aurait dit un défi. S’il s’agissait d’autre chose, le souffleur de trompe n’allait pas tarder à connaître des ennuis, parce que le dragon lança à Vimaire un regard de braise, déploya ses ailes gigantesques, bondit lourdement dans le vide et, contre toutes les lois de l’aéronautique, s’éloigna d’un vol indolent dans la direction de la sonnerie.
Rien au monde n’aurait dû voler de cette façon-là. Les ailes brassaient pesamment l’air dans un bruit de tonnerre condensé, mais le dragon avançait comme s’il ramait dans l’espace. On sentait, en voyant une nage pareille, que s’il cessait son battement il planerait tout bonnement sur sa lancée jusqu’à l’immobilisation totale. Il flottait, il ne volait pas. Pour un animal de la taille d’une grange et à la peau blindée, ça n’était pas mal réussi.
Il passa au-dessus de leurs têtes comme une péniche, le cap sur la place des Lunes-Brisées.
« Suivez-le ! s’écria dame Ramkin.
— Ça n’est pas normal, qu’il vole comme ça. Je suis sûr qu’il y a quelque chose dans une des lois sur la sorcellerie, dit Carotte en sortant son calepin. En plus, il a endommagé le toit. Il accumule les délits, vous savez.
— Ça va, mon capitaine ? fit le sergent Côlon.
— Je lui voyais jusque dans les trous de nez », dit le capitaine Vimaire d’un air rêveur. Ses yeux se fixèrent sur la figure inquiète du sergent. « Où il est parti ? » demanda-t-il. Côlon pointa le doigt le long de la rue.
Vimaire lança un regard mauvais à la forme qui disparaissait au-dessus des toits.
« Suivez-le ! » dit-il.
La trompe sonna une nouvelle fois.
D’autres gens se pressaient vers la place. Le dragon planait devant eux comme un requin vers un matelas pneumatique épris d’indépendance en donnant de petits coups de queue de gauche à droite.
« Y a un dingue qui va s’colleter avec lui ! lança Chicard.
— Je me disais bien qu’y s’en trouverait un pour tenter l’coup, fit Côlon. Le pauvre type va cuire dans son armure. »
C’était apparemment l’avis de la foule qui bordait la place. Les habitants d’Ankh-Morpork avaient une conception simple et pleine de bon sens du divertissement : tout impatients qu’ils étaient de voir occire un dragon, ils seraient ravis, à défaut, de voir un contemporain se faire griller vif dans son armure. On n’avait pas tous les jours la chance d’assister à pareil spectacle. Ça ferait des souvenirs pour les enfants.
Vimaire fut bousculé, renvoyé de part et d’autre par la cohue à mesure que d’autres curieux envahissaient la place derrière eux.
La trompe lança une quatrième fois son défi.
« Ça, c’est un cor-limace, affirma Côlon d’un ton de connaisseur. Comme un tocsin, mais en plus grave.
— T’es sûr ? fit Chicard.
— Ouaip.
— Ça devait être une putain de grosse limace.
— Cacahuètes ! Figuins ! Saucisses chaudes ! piaula une voix dans leur dos. Salut, les gars. Salut, capitaine Vimaire ! Z’êtes venus pour la mise à mort, hein ? Prenez donc une saucisse. C’est la maison qui régale.
— Qu’est-ce qui se passe, la Gorge ? demanda Vimaire, collé au plateau du marchand ambulant tandis que davantage de badauds se répandaient autour d’eux.
— Y a un gamin qu’est arrivé à cheval en ville et qu’a dit qu’il allait tuer le dragon, répondit Je-m’tranche-la-gorge. Il a une épée magique, qu’il dit.
— Est-ce qu’il a une peau magique ?
— Vous avez l’esprit trop terre-à-terre, capitaine, vous manquez de poésie, dit la Gorge qui retira une fourchette à griller le pain très chaude de la toute petite poêle posée sur son plateau afin de l’appliquer doucement contre le derrière d’une grosse femme devant lui. Écartez-vous, madame, le commerce, c’est l’élément moteur de la cité, merci beaucoup, ’videmment, poursuivit-il, en toute justice, devrait y avoir une jeune fille enchaînée à un rocher. Seulement, la tante a dit non. C’est ça le problème avec beaucoup de gens. Aucun sens des traditions. Le jeune gars, il dit aussi qu’il est le loir légitime du trône. »
Vimaire secoua la tête. Le monde autour de lui sombrait bel et bien dans la folie. « Là, je ne saisis pas bien, dit-il.
— Loir, répéta la Gorge avec patience. Vous savez bien. Le loir du trône.
— Ah, l’hoir. L’héritier, c’est ça ?
— C’est ce que j’dis, le loir du trône.
— Quel trône ?
— Le trône d’Ankh.
— Quel trône d’Ankh ?
— Vous savez bien. Les rois, tout ça… » La Gorge parut réfléchir. « J’voudrais bien savoir comment qu’il s’appelle, çui-là. J’ai passé une commande à la poterie en gros d’Igné le Troll de trois grosses de chopes commémoratives pour le couronnement et ça va être la plaie de peindre son nom sur tout ça après. J’vous inscris pour deux, cap’taine ? Pour vous, j’les fais à quatre-vingt-dix sous, autant dire que je m’tranche la gorge. »
Vimaire céda et revint à coups de coudes à travers la cohue en se servant de Carotte comme phare. L’agent du Guet dominait la foule, et le reste de la troupe s’accrochait à lui.
« C’est de la folie furieuse, cria le capitaine. Qu’est-ce qui se passe, Carotte ?
— Il y a un gars à cheval au milieu de la place, répondit le jeune homme. Il brandit une épée étincelante, vous savez. Mais pour l’instant, il n’a pas l’air de faire grand-chose. »