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Le silence tomba sur la place. Le dragon avait lentement gagné l’autre bout de l’esplanade et se tenait pour ainsi dire immobile en l’air, en dehors du battement indolent de ses ailes.

Vimaire sentit quelque chose lui labourer doucement le dos, puis Errol lui émergea sur l’épaule, où il ancra ses griffes postérieures. Ses ailes courtaudes battaient en rythme avec celles du spécimen géant. Il avait la respiration sifflante. Ses yeux ne quittaient pas la masse en vol stationnaire.

Le cheval royal se trémoussa nerveusement sur les dalles lorsque le jeune garçon mit pied à terre, brandit l’épée et se retourna face à l’ennemi au loin.

Il avait assurément l’air confiant, se dit Vimaire. D’un autre côté, en quoi le talent d’occire les dragons rend-il apte à la royauté par les temps qui courent ?

C’était en tout cas une épée vraiment brillante. Ça, fallait reconnaître.

* * *

Deux heures le lendemain matin. Et tout va bien, si l’on excepte la pluie. Il bruine encore.

Certaines villes du Multivers croient savoir s’amuser. La Nouvelle-Orléans et Rio, par exemple, s’imaginent non seulement savoir faire la bombe mais aussi tout faire péter ; pourtant, auprès d’Ankh-Morpork qui se défoule, elles rappellent un village gallois à deux heures de l’après-midi un dimanche de pluie.

Des feux d’artifice éclataient et scintillaient dans le ciel humide au-dessus de la vase turbide du fleuve Ankh. Divers animaux domestiques rôtissaient dans les rues. Des farandoles de danseurs passaient de maison en maison, ce dont elles profitaient souvent pour rafler les bibelots qui traînaient. Partout on lampait à tour de bras. Des gens qui en d’autres circonstances n’y auraient jamais songé criaient « hourra ».

Vimaire marchait à grands pas dans les rues noires de monde, la mine sombre, avec l’impression d’être le seul oignon au vinaigre dans une salade de fruits. Il avait donné quartier libre pour la nuit à ses hommes.

Il ne se sentait pas du tout royaliste. Il ne croyait pas avoir de grief contre les rois en tant que tels, mais le spectacle d’Ankh-Morporkiens agitant des drapeaux l’affligeait inexplicablement. Seuls des imbéciles soumis se comportaient comme ça, dans d’autres pays. Et puis l’idée d’un plumet royal dans son couvre-chef le révoltait. Il avait toujours eu horreur des plumes. Les plumes, eh bien, ça achetait les hommes, ça proclamait à tout le monde qu’ils ne s’appartenaient pas. Et il aurait l’impression d’être un oiseau. Ce serait la goutte d’eau.

Ses pieds vagabonds le ramenèrent aux Orfèvres. Après tout, que lui restait-il ? Sa pension était déprimante et sa propriétaire s’était plainte des trous que, malgré force engueulades, Errol continuait de faire dans le tapis. Et de l’odeur qu’il dégageait. Et Vimaire ne pourrait pas boire cette nuit dans une taverne sans assister à des spectacles qui le rendraient encore davantage malade que ceux qu’il voyait d’ordinaire quand il était soûl.

Tout était tranquille, même si on entendait par la fenêtre les échos des festivités au loin.

Errol descendit tant bien que mal de son épaule et entreprit de manger le coke dans la cheminée.

Vimaire se renversa dans son fauteuil et se mit les pieds sur le bureau.

Quelle journée ! Et quel combat ! Les esquives, les zigzags, les cris de la foule, le jeune homme debout, l’air tout petit et sans défense, le dragon qui prenait une profonde inspiration d’une façon désormais très familière à Vimaire…

Mais pas de flamme. Vimaire en avait été surpris. La foule aussi. Et encore davantage le dragon qui s’était efforcé de loucher sur son museau et avait griffé désespérément ses conduits à feu. Il était resté surpris jusqu’au moment où le gamin s’était baissé sous une griffe et avait plongé son épée droit au but.

Ensuite, un coup de tonnerre.

Franchement, on se serait attendu à ce qu’il reste des bouts de dragon.

Vimaire attira vers lui un morceau de papier. Il regarda les notes qu’il avait prises la veille :

— Draggon lourd, et pourtant il vole très byen.

— Feu très chaud, pourtant sort d’un estre vyvant.

— Draggons des marays de gentylles petites bestes, pourtant cette forme monstrueuse a développé une grande puyssance.

— D’où il vyent, on ne sayt pas, ni où il va, ni où il attend entretemps.

— Pourquoy a-t-il si byen bruslé ?

Il approcha la plume et l’encre et, d’une écriture lente et ronde, ajouta :

— Un draggon peust-il estre détruyt sans qu’il n’en reste ryen ?

Il réfléchit un instant et poursuivit :

— Pourquoy a-t-il explosé sans que personne ne le retrouve, même en cherchant byen ?

Une énigme, ça. D’après dame Ramkin, quand un dragon des marais explosait, on en retrouvait partout. Et celui-là, c’était un sacré gros morceau. D’accord, ses entrailles tenaient sûrement du cauchemar alchimique, n’empêche que les habitants auraient quand même dû passer la nuit à pelleter du dragon pour déblayer les rues. Personne ne s’en était étonné, apparemment. La fumée violette était rudement impressionnante, pourtant.

Errol termina le coke et attaqua les garnitures de foyer. Jusqu’à ce soir il avait mangé trois pavés, un bouton de porte, quelque chose de non identifiable trouvé dans le caniveau et, à la surprise générale, trois saucisses de Je-m’tranche-la-gorge à base d’authentiques organes de cochon. Les craquements du tisonnier qui disparaissait se mêlèrent au tambourinement de la pluie sur les carreaux des fenêtres.

Vimaire contempla encore le papier puis écrivit :

— Comment les roys peuvent-ils sortyr du néanst ?

Il n’avait même pas vu le gamin de près. Il présentait plutôt bien ; sans donner l’impression d’un grand penseur, il avait le type de profil à orner la petite monnaie sans qu’on y trouve à redire. Remarquez, après avoir tué le dragon, il aurait été un gobelin affublé d’un strabisme que ça n’aurait rien changé. La populace l’avait porté en triomphe au palais du Patricien.

On avait enfermé le seigneur Vétérini dans ses propres cachots. Il n’avait pas opposé une grande résistance, apparemment. Il avait souri à tout le monde et s’en était allé tranquillement, voilà tout.

Quelle heureuse coïncidence pour la ville qu’un roi se soit présenté au moment même où elle avait besoin d’un champion pour tuer le dragon.

Vimaire médita quelques instants sur cette réflexion. Puis il la retourna dans l’autre sens. Il saisit la plume et nota :

— Quelle bonne fortusne, pour un jeune homme qui veust estre roy, qu’il exyste un draggon à occyre afyn de prouver sans le moyndre doute sa bonne foy.

Nettement mieux que les taches de vin et les épées, c’est sûr.

Il joua un peu avec la plume, puis griffonna distraitement :

— Le draggon n’était pas une maschyne mécanyque, mais il est évydent qu’aucun mage n’a le pouvoyr de créer une beste de xette mag magg maggnyt taille.

— Pourquoy, au moment crucyal, n’a-t-il pas pu cracher le feu ?

— D’où est-il vesnu ?

— Où est-il allé ?