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La pluie martela plus fort les carreaux. Les bruits de la fête prirent distinctement eau, puis sombrèrent corps et biens. Le murmure du tonnerre les remplaça.

Vimaire souligna plusieurs fois allé. Après réflexion, il ajouta deux autres points d’interrogation : ? ?

Il contempla quelque temps l’effet produit, puis roula le papier en boule et le jeta dans la cheminée où Errol le rattrapa et l’avala.

Il y avait eu crime. Des sens dont Vimaire se croyait dépourvu, d’antiques sens de policier, lui redressaient les poils du cou et lui disaient qu’il y avait eu crime. Un crime sans doute tellement bizarre qu’il ne figurait pas dans le manuel de Carotte, mais on l’avait bel et bien commis. Le lot de meurtres à haute température n’en avait été que le début. Il trouverait ce que c’était et lui donnerait un nom.

Ensuite il se leva, prit sa pèlerine de cuir pour la pluie au crochet derrière la porte et sortit dans la ville nue.

* * *

La retraite des dragons.

Ils sont couchés…

Ils ne sont pas morts, ni endormis. Ni en attente parce que l’attente suppose une espérance. L’expression que nous cherchons dans leur cas, c’est peut-être…

… en colère.

L’animal se rappelait la sensation de l’air véritable sous ses ailes et le pur bonheur du feu. Au-dessus, le ciel vide, et en dessous, un monde intéressant, peuplé d’étranges créatures galopantes. L’existence y avait une texture différente. Meilleure.

Et juste au moment où il commençait à l’apprécier, on l’avait estropié, empêché de cracher le feu et renvoyé brutalement d’où il venait, comme un vulgaire mammifère canin poilu.

On lui avait retiré le monde.

Dans les synapses reptiliennes du cerveau du dragon, l’idée se fit jour que, pourquoi pas ? il pourrait remettre la patte sur le monde. On l’avait invoqué et renvoyé avec dédain. Mais peut-être existait-il une piste, une trace, un fil qui le conduirait vers le ciel…

Peut-être existait-il un chemin qu’empruntait seulement la pensée…

Il se souvint d’une pensée, justement. La voix grincheuse, tellement imbue de son importance dérisoire, un esprit voisin de l’esprit d’un dragon, mais petit, tout petit, à peine sorti de l’écaille.

Ha-ha.

Il déploya ses ailes.

* * *

Dame Ramkin se prépara une tasse de cacao puis écouta la pluie gargouiller dehors dans les gouttières de descente.

Elle retira les chaussures de danse exécrées qui ressemblaient, elle-même le reconnaissait, à deux canoës roses. Mais noblesse oblige, comme disait le petit sergent rigolo, et en tant que dernière représentante d’une des plus anciennes familles d’Ankh-Morpork, elle avait dû assister au bal de la victoire en gage de bonne volonté.

Le seigneur Vétérini, lui, donnait rarement des bals. Des balloches, comme disaient ses sujets. Il existait d’ailleurs une chanson populaire sur les balloches du Patricien. Quel que soit le nom qu’on leur donnait, on n’allait désormais pas en manquer.

Elle ne supportait pas les bals. Question plaisir, c’était loin de valoir le nettoyage du local à dragons. On savait à quoi s’en tenir, quand on nettoyait les dragons. On ne crevait pas de chaud, on ne rosissait pas, on n’était pas obligée de grignoter des bêtises enfilées sur des bâtonnets ni de porter une robe qui donnait l’air d’un nuage peuplé de chérubins. Les petits dragons se fichaient bien de votre allure tant que vous aviez un bol de pâtée à la main.

C’était drôle, quand même. Elle avait toujours cru que ça demandait des semaines, voire des mois, d’organiser un bal. Les invitations, la décoration, les saucisses sur des petites piques, l’affreuse mixture vaguement au poulet à fourrer dans les petites croûtes. Mais on avait tout réalisé en l’espace de quelques heures, à croire qu’on s’y attendait. Un miracle de la Restauration, pas de doute.

Elle avait même dansé avec celui qu’on appelait, faute d’un meilleur terme, le nouveau roi, lequel l’avait gratifiée de quelques mots polis, quoiqu’étouffés par le brouhaha.

Et un couronnement demain. Elle aurait parié qu’il fallait des mois de préparation pour une cérémonie pareille.

Elle y pensait encore tandis qu’elle mélangeait la ration de la nuit des dragons : huile de pierre et tourbe, le tout pimenté de fleurs de soufre. Elle ne prit pas la peine d’ôter sa robe de bal mais passa par-dessus le lourd tablier, enfila les gants et le casque, baissa la visière sur son visage et courut, les mains serrées sur les seaux de pâtée, sous la pluie battante jusqu’au local.

Elle sut dès qu’elle ouvrit la porte. Normalement, des hululements, des sifflets et de brefs jets de flammes accueillaient l’arrivée de la pitance.

Chacun dans son box individuel, assis dans un silence attentif, la tête levée, les dragons regardaient à travers le toit.

Pour une raison inconnue, dame Ramkin en eut le frisson. Elle cogna les seaux l’un contre l’autre.

« N’ayez pas peur, le vilain gros dragon est parti ! dit-elle joyeusement. Jetez-vous là-dessus, vous tous ! »

Un ou deux pensionnaires lui lancèrent un bref regard puis reprirent leur…

Leur quoi ? Ils n’avaient pas l’air d’avoir peur. Ils étaient seulement très, très attentifs. Comme s’ils veillaient. Ils attendaient quelque chose.

Le tonnerre gronda encore.

Deux minutes plus tard, dame Ramkin descendait dans la ville mouillée de pluie.

* * *

Certaines chansons ne se chantent jamais à jeun. La Petite Huguette en est une. Ainsi que toutes les chansons qui commencent par « C’est en passant… » Dans la région autour d’Ankh-Morpork, la plus populaire reste Le bourdon d’un mage a un nœud au bout.

Les hommes de troupe étaient soûls. Du moins, deux sur trois. On avait décidé Carotte à goûter un panaché, et il n’avait pas trouvé ça fameux. Il ne connaissait pas tous les mots utilisés dans les chansons non plus, et beaucoup de ceux qu’il connaissait, il ne les comprenait pas.

« Oh, je vois, dit-il enfin. C’est une espèce de jeu sur les mots, pour rire, c’est ça ?

— T’sais, dit Côlon d’un ton mélancolique et le regard perdu dans les brumes de plus en plus épaisses arrivant de l’Ankh par vagues, ch’est dans des moments comme cha qu’il me manque, ce vieux…

— Faut pas l’dire, le coupa Chicard en titubant un peu. T’étais d’accord, on d’vait rien dire, c’est pas bon d’en causer.

— Ch’était sa chanson préférée, fit tristement Côlon. Un bon ténor léger, qu’il était.

— Écoute, chef…

— Ch’était un type bien, not’ Trousse.

— On pouvait rien y faire, dit Chicard d’un air maussade.

— Si, répliqua Côlon. On aurait pu courir plus vite.

— Qu’est-ce qui s’est passé, dites ? demanda Carotte.

— L’est mort, répondit Chicard, dans l’hexercice de son d’voir.

— J’y avais pourtant dit, fit Côlon en buvant un coup à même la bouteille qu’ils avaient amenée pour la nuit. J’y avais pourtant dit. Moins vite, j’y disais. Tu vas t’faire du mal, j’y disais. J’sais pas c’qui lui a pris d’courir devant comme ça.

— Pour moi, c’est la faute à la Guilde des Voleurs, fit Chicard. Laisser des zigotos pareils dans les rues…

— Un soir, on voit un mec faire un casse, expliqua Côlon d’une voix lamentable. Carrément sous not’nez ! L’capitaine Vimaire, il nous dit : “On y va.” Alors on court. Seulement, le truc, c’est d’pas courir trop vite, t’vois. Sinon, tu pourrais leur mettre le grappin d’sus. Ça crée des tas d’problèmes d’mettre le grappin sur les gens…