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— Ils aiment pas ça », fit Chicard. Il y eut un grondement de tonnerre suivi d’une rafale de pluie.

« Ils aiment pas ça, non, renchérit Côlon. Mais Trousse, il a oublié, l’a couru à fond de train, l’a passé l’coin d’la rue et… ben… l’mec, il avait deux copains qu’attendaient…

— C’est son palpitant, en réalité, dit Chicard.

— Bon. Bref. Alors voilà. L’capitaine Vimaire en était tout retourné. Faut pas courir vite dans l’Guet, mon gars, fit le sergent d’un ton solennel. Tu peux faire un garde rapide, ou tu peux faire un vieux garde, mais tu peux pas être un vieux garde rapide. Pauv’vieux Trousse.

— Ça n’aurait pas dû arriver comme ça », dit Carotte.

Côlon but un coup à la bouteille.

« Eh ben, si », dit Côlon. La pluie rebondit sur son casque et lui dégoulina sur la figure.

« Mais ça n’aurait pas dû arriver, répéta Carotte, catégorique.

— Mais si », dit Côlon.

* * *

Quelqu’un d’autre en ville ne se sentait pas à l’aise non plus. Le bibliothécaire.

Le sergent Côlon lui avait remis une plaque. Le bibliothécaire la tournait et la retournait dans ses grandes mains douces en la mordillant.

Que la ville ait soudain écopé d’un roi ne le gênait pas. L’orang-outan est traditionaliste, et il est difficile de trouver plus traditionnel qu’un roi. Mais il aime aussi que les choses soient claires, et là, elles ne l’étaient pas. Ou plutôt, elles l’étaient trop. La vérité et la réalité ne sont jamais aussi claires que ça. Les héritiers inopinés de trônes anciens ne poussent pas sur les arbres, il était bien placé pour le savoir.

Et puis personne ne cherchait son livre. Les voilà bien, les priorités humaines.

Le livre, c’était la clé de l’affaire. De ça il était sûr. En tout cas, il existait un moyen de savoir ce que contenait le bouquin. Un moyen risqué, mais des risques, le bibliothécaire en courait à longueur de journée.

Dans le silence de la bibliothèque endormie, il ouvrit son bureau et sortit du fin fond une petite lanterne soigneusement conçue pour empêcher la moindre flamme nue de brûler à l’air libre. On n’était jamais trop prudent avec tout ce papier dans les parages…

Il prit aussi un sachet de cacahuètes et, tout compte fait, une grosse pelote de ficelle. Il en coupa avec les dents un petit bout dont il se servit pour se nouer la plaque autour du cou, comme un talisman. Puis il attacha une extrémité de la pelote au bureau et, après un instant de réflexion, partit à coups de phalanges entre les rayonnages en dévidant la pelote derrière lui.

La connaissance, c’est le pouvoir…

La ficelle était importante. Au bout d’un moment, le bibliothécaire s’arrêta. Il concentra toute sa puissance professionnelle.

Le pouvoir, c’est l’énergie…

Les gens étaient bêtes, des fois. Ils croyaient la bibliothèque dangereuse à cause de tous les livres magiques qu’elle contenait, ce qui n’était pas franchement faux, mais ce qui la rangeait parmi les lieux les plus dangereux existants, c’était tout simplement son statut de bibliothèque.

L’énergie, c’est la matière…

Il enfila d’un pas rythmé une avenue de rayonnages qui ne faisait apparemment que quelques mètres de long et la suivit vivement pendant une demi-heure.

La matière, c’est la masse.

Et la masse déforme l’espace. Elle le déforme en un espace B polyfractal.

Donc, malgré toutes les qualités du système Dewey, quand on veut chercher quelque chose dans les replis multidimensionnels de l’espace B, rien ne vaut une bonne pelote de ficelle.

* * *

La pluie redoublait maintenant d’efforts. Elle miroitait sur les dalles de la place des Lunes-Brisées jonchée ici et là de banderoles déchirées, de drapeaux, de bouteilles cassées, voire d’un dîner régurgité. Le tonnerre grondait encore souvent, et une odeur verte et fraîche flottait dans l’air. Quelques lambeaux de brume venant de l’Ankh survolaient les pierres. Le jour allait bientôt se lever.

Les bâtiments environnants renvoyèrent l’écho mouillé des pas de Vimaire tandis qu’il traversait l’esplanade avec précaution. Le gamin s’était tenu ici.

Il scruta des yeux à travers les lambeaux de brume les bâtisses voisines afin de s’orienter. Donc le dragon s’était dressé – il avança – ici.

« Et, fit Vimaire, c’est ici qu’il s’est fait tuer. »

Il fouilla dans ses poches. Elles contenaient toutes sortes d’objets : clés, bouts de ficelle, bouchons. Ses doigts se refermèrent sur un petit morceau de craie.

Il s’agenouilla. Errol sauta de son épaule et s’en fut en se dandinant inspecter les détritus de la fête. Il reniflait toujours tout avant de passer à table, remarqua Vimaire. Pourquoi il s’embêtait à faire ça, mystère, vu qu’il finissait toujours par le manger.

La tête du dragon s’était trouvée à peu près… voyons, ici.

Il marcha à reculons en traçant un trait à la craie sur les dalles ; il se déplaçait lentement sur l’esplanade humide et déserte comme un ancien adorateur suivant un labyrinthe. Ici une aile, laquelle s’infléchissait vers une queue qui s’étendait jusqu’ici, changement de main, puis direction l’autre aile…

Une fois son dessin terminé, il en gagna le centre et passa les paumes sur les dalles. Il s’aperçut qu’il s’attendait plus ou moins à les trouver chaudes.

Il devait forcément rester quelque chose. Du… oh, il ne savait pas, de la graisse, n’importe quoi, des bouts tout secs de dragon frit.

Errol entreprit de consommer une bouteille cassée avec un plaisir manifeste.

« Tu sais ce que je pense ? dit Vimaire. Je pense qu’il est parti quelque part. »

Le tonnerre gronda une nouvelle fois.

« D’accord, d’accord, marmonna Vimaire. Je pensais, c’est tout. Pas de quoi en faire un drame. »

Errol s’arrêta au milieu d’une bouchée.

Tout doucement, comme si elle était montée sur des roulements à billes parfaitement huilés, la tête du dragon pivota sans à-coups et se leva vers le ciel.

Ce que l’animal fixait attentivement, c’était une portion d’espace vide. Difficile de mieux dire.

Vimaire frissonna sous sa pèlerine. C’était dingue.

« Écoute, ne sois pas bête, dit-il. Il n’y a rien là-haut. »

Errol se mit à trembler.

« C’est juste la pluie. Allez, finis ta bouteille. Bonne, la bouteille. »

Un gémissement faible et inquiet s’échappa de la gueule du dragon.

« Je vais te faire voir », dit-il. Il chercha des yeux autour de lui et repéra une saucisse de la Gorge abandonnée par un fêtard affamé bien décidé à ne jamais avoir faim à ce point-là. Il la ramassa.

« Regarde », fit-il, et il la lança en l’air.

Il était certain, en observant sa trajectoire, que la saucisse aurait dû retomber verticalement par terre. Elle n’aurait pas dû tomber loin de lui comme ça, comme s’il l’avait envoyée avec précision dans un tunnel en plein ciel. Et le tunnel n’aurait pas dû le regarder.

Un éclair violet éclatant fusa du néant et frappa les maisons du côté le plus près de l’esplanade, ricocha le long des murs avant de s’éteindre si soudainement qu’on aurait presque douté l’avoir jamais vu.

Puis il jaillit à nouveau pour cette fois toucher le mur côté Bord. Il se brisa au point d’impact en un réseau de vrilles fureteuses qui s’éparpillèrent sur les pierres.