— Que voulez-vous dire ? » fit dame Ramkin sans détourner le regard des flancs blindés de l’animal.
Que voulait-il dire ? Oui, au fait, que voulait-il dire ? Il réfléchit à toute vitesse.
« C’est physiquement impossible, voilà ce que je veux dire, répondit-il. Rien d’aussi lourd ne devrait pouvoir voler, ni cracher du feu comme ça. Je vous l’ai déjà dit.
— Mais il a l’air bien réel. Vous comprenez, une créature magique, on s’attend à ce qu’elle soit… vaporeuse, quoi.
— Oh, il est réel. Pour ça, oui, fit Vimaire d’un ton amer. Mais supposons qu’il ait besoin de magie comme nous de… de soleil ? Ou de manger ?
— C’est un thaumivore, vous voulez dire ?
— Je crois seulement qu’il se nourrit de magie, c’est tout, répliqua Vimaire qui n’avait pas suivi d’études classiques. Je veux dire, tous ces petits dragons des marais, toujours au bord de l’extinction, supposez qu’un jour, dans les temps préhistoriques, certains aient trouvé comment se servir de la magie ?
— Autrefois, il y avait beaucoup de magie naturelle ambiante, reconnut dame Ramkin d’un air songeur.
— Voilà, vous y êtes. Après tout, certaines créatures se servent de l’air et de la mer. Je veux dire, dès qu’il existe une ressource naturelle ambiante, quelque chose finit par s’en servir, non ? Du coup, les digestions difficiles, le poids et l’envergure des ailes, tout ça n’a plus d’importance parce que la magie résout la question. Zou ! »
Mais il en faudrait vraiment beaucoup, songea-t-il. Il n’était pas certain de la quantité nécessaire pour changer assez le monde et permettre à une carcasse blindée de plusieurs tonnes de voltiger dans le ciel comme une hirondelle, mais il aurait parié qu’elle était énorme.
Tous les larcins qu’on avait commis. Quelqu’un avait donné à manger au dragon.
Il tourna les yeux vers la masse de la bibliothèque remplie de livres magiques, la plus grande accumulation de puissance magique distillée de tout le Disque-monde.
Et maintenant le dragon avait appris à se nourrir tout seul.
Le capitaine, horrifié, eut conscience que dame Ramkin avait bougé, et il vit à sa grande horreur qu’elle marchait d’un pas décidé vers le monstre, le menton pointé en avant comme une enclume.
« Qu’est-ce que vous faites, bon sang ? chuchota-t-il très fort.
— S’il descend des dragons des marais, alors je peux sûrement le mater, lança-t-elle en se retournant. Il faut les regarder dans les yeux et leur parler d’une voix raisonnable. Ils ne résistent pas à une voix humaine sévère. Ils n’ont pas la volonté, vous savez. Ce ne sont que de grosses poules mouillées. »
À sa grande honte, Vimaire s’aperçut que ses jambes refuseraient l’idée même d’un sprint pour ramener dame Ramkin. Sa fierté en prenait un coup, mais son corps lui rappela que ce n’était pas sa fierté qui courait le risque probable de finir laminé comme une feuille de papier à cigarette collée sur le bâtiment le plus proche. Ses oreilles rouges d’embarras entendirent dame Ramkin lancer : « Vilain garnement ! »
Les échos de cette réprimande cinglante retentirent d’un bout à l’autre de la place.
Bons dieux, songea-t-il, c’est comme ça que vous dressez un dragon ? En lui montrant du doigt la tache de brûlure par terre et en le menaçant de lui frotter le museau dedans ?
Il risqua un œil par-dessus l’abreuvoir.
La tête du dragon se balançait lentement de droite à gauche, comme une flèche de grue. Il avait un peu de mal à concentrer son regard sur dame Ramkin, juste en dessous de lui. Vimaire voyait s’étrécir les grands yeux rouges de la bête qui louchait le long de son museau. Elle paraissait intriguée. Le capitaine n’en était pas surpris.
« Assis ! » mugit dame Ramkin d’un ton tellement impérieux que même Vimaire sentit ses jambes fléchir toutes seules. « Gentille bête ! Je crois que j’ai peut-être un morceau de coke quelque part… » Elle se tapota les poches.
Le contact oculaire. C’était ça, l’important. Elle n’aurait vraiment pas dû baisser les yeux, se dit Vimaire, même l’espace d’une seconde.
Le dragon leva nonchalamment une serre et cloua dame Ramkin par terre.
Au moment où Vimaire, horrifié, se relevait à demi, Errol lui échappa et franchit d’un bond l’abreuvoir. Il traversa la place par petits sauts successifs en arcs de cercle, les ailes vrombissantes, la gueule ouverte, en lâchant des rots poussifs dans ses efforts pour lancer des flammes.
La riposte arriva sous forme d’une langue de feu blanc-bleu qui laissa une traînée de pierre fondue bouillonnante de plusieurs mètres de long mais manqua le challengeur. Il s’avérait difficile de le garder dans une ligne de mire parce que même Errol, visiblement, ne savait pas où il allait retomber ni de quel côté il allait rebondir. Son seul espoir résidait dans la mobilité, aussi sautait-il et pirouettait-il entre les jets de feu de plus en plus furieux comme une particule folle, terrorisée mais décidée.
Le grand dragon se cabra dans un raffut d’une douzaine de chaînes d’ancres jetées en tas et tenta de frapper son persécuteur en plein vol.
Les jambes de Vimaire capitulèrent alors et décidèrent de faire provisoirement preuve d’héroïsme. Il franchit à toute vitesse la distance qui le séparait du monstre, l’épée brandie comme si ça pouvait y changer quelque chose, attrapa dame Ramkin par un bras et une poignée de robe de bal débraillée, puis se la jeta sur l’épaule.
Il effectua plusieurs enjambées avant de comprendre l’erreur fondamentale de son geste.
« Gngh », fit-il. Ses vertèbres et ses genoux cherchaient à fusionner pour ne former qu’un seul bloc. Des taches violettes clignotaient devant ses yeux. Pour couronner le tout, un objet insolite mais probablement en fanon de baleine lui rentrait vivement dans la nuque.
Il réussit à parcourir encore quelques pas sur sa lancée, sachant qu’il allait finir complètement écrasé dès qu’il s’arrêterait. La lignée des Ramkin avait produit des individus dotés d’une solide santé et d’une ossature robuste plutôt que d’une grande beauté, caractéristiques qui n’avaient fait que s’affirmer au fil des siècles.
Un jet de feu livide crépita sur les dalles tout près.
Après coup, il se demanda s’il avait seulement cru sauter en l’air de quelques centimètres avant de couvrir le reste de la distance jusqu’à l’abreuvoir comme une flèche. Peut-être qu’à la dernière seconde tout le monde découvre le geste instantané qui était une seconde nature chez Chicard. En tout cas, l’abreuvoir fut derrière lui et dame Ramkin dans ses bras, du moins elle lui clouait les bras par terre. Il parvint à les dégager et s’efforça d’y ramener un peu de vie en les massant. Que faire ensuite ? Elle n’avait pas l’air blessée. Il se rappela vaguement une histoire de délaçage de vêtements, mais dans le cas de dame Ramkin l’opération risquait d’être dangereuse sans outils spéciaux.
Elle résolut le problème immédiat en agrippant le bord de l’abreuvoir et en se relevant.
« D’accord, fit-elle, tu vas avoir droit à la pantoufle… » Ses yeux se fixèrent sur Vimaire pour la première fois.
« Qu’est-ce qui se passe, bon sang… ? reprit-elle avant d’apercevoir la scène qui se jouait par-dessus l’épaule du capitaine. Oh, merde, lâcha-t-elle. Excusez mon langage. »
Errol commençait à s’épuiser. Les ailes courtaudes étaient effectivement incapables de voler réellement, et il ne se maintenait en l’air qu’au prix de battements frénétiques de poulet. Les grandes serres fendaient le vide en sifflant. L’une s’abattit sur une fontaine de la place et la détruisit.
Le coup suivant atteignit proprement Errol. Il fusa au-dessus de la tête de Vimaire en ligne droite ascendante, percuta un toit derrière lui et glissa le long de la pente. « Attrapez-le ! s’écria dame Ramkin. Il le faut ! C’est vital ! » Vimaire la fixa puis fonça en avant à l’instant où le corps piriforme d’Errol franchissait le rebord du toit et tombait. Il était étonnamment lourd.