— P-L-I-N-T-H-E, je crois.
— Très bien, mon capitaine.
— Oh, à propos, agent Carotte ?
— Oui, mon capitaine ?
— Pourquoi les haches ?
— Ils étaient armés, mon capitaine. Je les ai trouvées chez le forgeron de la rue du Marché, mon capitaine. J’ai dit que vous alliez passer les payer plus tard.
— Et le cri ? demanda Vimaire d’une petite voix.
— Tyrolienne de guerre des nains, mon capitaine, répondit fièrement Carotte.
— C’est vraiment un bon cri, fit Vimaire en choisissant ses mots avec soin. Mais je te serais reconnaissant de me prévenir la prochaine fois, d’accord ?
— Certainement, mon capitaine.
— Par écrit, je pense. »
Le bibliothécaire avançait toujours de son pas chaloupé. La progression était lente parce qu’il y avait des choses qu’il ne tenait pas à rencontrer. Dans un milieu donné, toutes sortes de créatures évoluent afin d’en occuper la moindre niche, et il valait mieux éviter certaines de celles qui peuplaient l’immensité poussiéreuse de l’espace B. Elles étaient beaucoup plus insolites que les créatures insolites ordinaires.
En général, il se prévenait tout seul en gardant soigneusement à l’œil les crabes marchepied qui paissaient innocemment dans la poussière. Quand ils prenaient peur, il était temps de se cacher. Il dut plusieurs fois se plaquer contre les rayonnages tandis qu’un dictionnaire synonymique passait en trombe. Il attendit patiemment lorsqu’un troupeau de titebêtes arriva en grouillant, brouta le contenu des meilleurs livres et laissa derrière lui des tas de petits volumes tout maigres de critique littéraire. Il y eut bien d’autres choses dont il s’empressa de s’éloigner et qu’il s’efforça de ne pas regarder directement…
Et il fallait à tout prix éviter les clichés.
Il termina ce qui restait de ses cacahuètes au sommet d’un escabeau qui broutait distraitement les étagères du haut.
Le territoire avait assurément un air familier, du moins le bibliothécaire avait le sentiment qu’il finirait par le trouver familier. Le temps prenait une signification différente dans l’espace B.
Il lui semblait reconnaître la forme de certains rayonnages. Les titres des ouvrages, quoique toujours indéchiffrables, avaient un air tentant de lisibilité. Même l’atmosphère fleurait une odeur qu’il croyait identifier.
Il enfila vite une allée transversale, tourna à un embranchement et, sans beaucoup hésiter sur son orientation, pénétra de sa démarche traînante dans cet ensemble de dimensions qu’on tient, faute de mieux, pour normal.
Il eut seulement très chaud, et ses poils se dressèrent sur sa peau lorsque l’énergie temporelle se déchargea peu à peu.
Il était dans le noir.
Il tendit un bras, explora les dos des livres à côté de lui. Ah. Maintenant il savait où il se trouvait.
Il était chez lui.
Il était chez lui une semaine plus tôt.
Il fallait surtout éviter de laisser des traces de pas. Mais ça ne posait aucun problème. Il grimpa lestement la paroi des rayonnages les plus proches et, sous la lumière stellaire du dôme, se remit vite en route.
Lupine Wonse leva des yeux rouges et mauvais de son bureau envahi de papiers. Personne en ville ne s’y connaissait en couronnements. Il lui fallait tout trouver tout seul, au fur et à mesure. Il y avait sûrement des tas de bricoles qu’on devait agiter à la main, il le savait.
« Oui ? lança-t-il sèchement.
— Euh… Y a un capitaine Vimaire qui veut vous voir, dit le laquais.
— Vimaire du Guet ?
— Oui, monsieur. Une affaire de la plus haute importance, qu’il dit. »
Wonse parcourut la liste des autres affaires, elles aussi de la plus haute importance. Le couronnement du roi, déjà. Les grands prêtres de cinquante-trois religions en revendiquaient tous l’honneur. Une belle mêlée en perspective. Et puis il y avait les joyaux de la couronne.
Ou plutôt il n’y avait pas les joyaux de la couronne. À un moment donné au cours des générations précédentes, les joyaux de la couronne avaient disparu. Un joaillier de la rue des Artisans-Ingénieux faisait en urgence son possible avec de la dorure et de la verroterie.
Vimaire pouvait attendre.
« Dites-lui de revenir un autre jour, lança Wonse.
— Merci de nous recevoir », dit Vimaire en s’encadrant à la porte.
Wonse lui lança un regard noir.
« Puisque vous êtes là… » fit-il. Le capitaine laissa tomber son casque sur le bureau de Wonse d’une manière que le secrétaire jugea injurieuse et s’assit.
« Asseyez-vous, dit Wonse.
— Vous avez déjà pris votre petit-déjeuner ? demanda Vimaire.
— Dites donc, franchement… commença Wonse.
— Ne vous inquiétez pas, le coupa joyeusement le capitaine. L’agent Carotte va vérifier ce qu’il y a en cuisines. Ce type, là, va lui montrer le chemin. »
Une fois les deux hommes partis, Wonse se pencha au-dessus de l’amoncellement de papier.
« Il vaudrait mieux, dit-il, que vous ayez une bonne raison pour…
— Le dragon est revenu », dit Vimaire.
L’autre le fixa un moment.
Vimaire lui rendit son regard.
Les sens de Wonse refluèrent des recoins où ils s’étaient précipités.
« Vous avez bu, c’est ça, dit-il.
— Non. Le dragon est vraiment revenu.
— Bon, écoutez… commença Wonse.
— Je l’ai vu, fit Vimaire tout net.
— Un dragon ? Vous êtes sûr ? »
Vimaire se pencha à son tour au-dessus du bureau. « Non ! J’ai sûrement dû me gourer ! cria-t-il. C’était peut-être une autre saloperie avec des putain de grosses griffes, des ailes de cuir monstrueuses et qui crache le feu ! Doit y en avoir des tas, des bestiaux comme ça !
— Mais il a été tué, tout le monde l’a vu !
— Je ne sais pas ce que tout le monde a vu, fit Vimaire. Mais je sais ce que, moi, j’ai vu ! »
Il se renversa sur son siège, pris de tremblements. Il se sentait soudain terriblement fatigué.
« En tout cas, poursuivit-il d’une voix plus normale, il a brûlé une maison dans la rue Débarbouille. Pareil que les autres.
— Il y en a qui s’en sont sortis ? »
Vimaire se prit la tête dans les mains. Il se demanda depuis combien de temps il n’avait pas dormi, vraiment dormi, dans de vrais draps. Ou mangé, même. Etait-ce hier soir ou le soir d’avant ? À la réflexion, avait-il jamais dormi de toute sa vie ? Il n’en avait pas l’impression. Morphée avait retroussé ses manches et lui passait la cervelle à tabac, mais il restait de petites poches de résistance. Il y en a qui s’en sont… ?
« Il y en a des quoi ? demanda-t-il.
— Des occupants de la maison, évidemment, répondit Wonse. J’imagine qu’il y avait des gens à l’intérieur. La nuit, j’entends.
— Ah ? Oh. Oui. Ça n’était pas une maison ordinaire. D’après moi, ça sentait la société secrète », parvint à dire Vimaire. Des détails lui titillaient l’esprit mais il était trop fatigué pour les examiner.
« Une histoire de magie, vous voulez dire ?
— Sais pas. Possible. Des types en robes. »
Il va me dire que j’exagère, songea le capitaine. Et il aura raison.
« Écoutez, fit Wonse d’une voix aimable, ceux qui bricolent avec la magie sans savoir la maîtriser, eh bien, ils risquent de se faire sauter et…
— Se faire sauter ?
— Et vous avez eu des journées bien remplies, poursuivit Wonse d’un ton apaisant. Si un dragon m’avait renversé et presque grillé vif, je pense que j’en verrais ensuite à tout bout de champ. »