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— J’ai dit qu’ils borderont la route, mon capitaine, répondit le sergent Côlon.

— Il est là-haut, sergent. Je le sens presque.

— Oui, mon capitaine, fit Côlon, obéissant.

— Il décide de ce qu’il va faire maintenant.

— Oui, mon capitaine ?

— Ils ne sont pas bêtes, vous savez. Ils ne pensent pas comme nous, c’est tout.

— Oui, mon capitaine.

— Alors, ces histoires de border la route, je m’en fous. Je veux vous voir tous les trois sur les toits, compris ?

— Oui, mon cap… Quoi ?

— Sur les toits. Tout là-haut. Quand il bougera, je veux qu’on soit les premiers à le savoir. »

Côlon essaya de faire comprendre par son expression que lui n’y tenait pas.

« Vous croyez que c’est une bonne idée, mon capitaine ? » hasarda-t-il.

Vimaire posa sur lui un regard vide. « Oui, sergent, je le crois. C’est une idée à moi, dit-il d’un ton glacial. Maintenant, exécution. »

Une fois seul, Vimaire fit sa toilette et se rasa à l’eau froide, puis il fourragea dans sa malle de campagne et finit par en exhumer son plastron et sa cape rouge de cérémonie. Enfin, une cape jadis rouge qui l’était encore ici et là mais ressemblait surtout à un petit filet qui avait très efficacement servi à prendre des mites. Il en sortit aussi un casque, dépourvu de plumes pour embêter tout le monde, dont la pellicule d’or de l’épaisseur d’une molécule s’était depuis longtemps écaillée.

Un jour, il avait entrepris de mettre de l’argent de côté pour une cape. Ce qu’il était advenu de l’argent, il ne savait plus.

Il n’y avait personne dans la salle de garde. Errol était couché dans les débris du quatrième cageot à fruits que Chicard avait chapardé pour lui. Tout le reste avait été mangé ou s’était dissous.

Dans le silence moite, les sempiternels gargouillements de son ventre retentissaient particulièrement fort. De temps en temps, l’animal geignait.

Vimaire le gratta distraitement derrière les oreilles.

« Qu’est-ce que t’as, mon gars ? » fit-il.

La porte s’ouvrit en grinçant. Carotte entra, aperçut Vimaire accroupi près du cageot en miettes et salua.

« Il nous inquiète un peu, mon capitaine, dit-il spontanément. Il n’a pas mangé son charbon. Il reste couché là, à s’agiter et à gémir sans arrêt. Vous ne croyez pas qu’il ne va pas bien, dites ?

— Peut-être, fit Vimaire. Mais ne pas aller bien, pour un dragon, c’est presque normal. Ils s’en remettent toujours. D’une façon ou d’une autre. »

Errol posa sur lui un regard triste et referma les yeux. Vimaire lui remonta son bout de couverture.

Il y eut un couinement. Le capitaine tâtonna autour du corps frissonnant du dragon, ramena un petit hippopotame en caoutchouc, le considéra avec surprise et appuya une ou deux fois dessus pour voir.

« Je me suis dit qu’il pourrait jouer avec, fit Carotte, vaguement honteux.

— Tu lui as acheté un jouet ?

— Oui, mon capitaine.

— C’est gentil, ça. »

Vimaire espéra que Carotte n’avait pas remarqué la balle en peluche coincée au fond de la boîte. Elle avait coûté assez cher.

Il les laissa tous les deux ensemble et passa dans le monde du dehors.

Il y avait encore davantage de banderoles maintenant. Les badauds commençaient à border les rues principales, malgré les heures d’attente. C’était quand même très déprimant.

Pour une fois, il se sentait de l’appétit, un appétit qu’un verre ou deux ne suffiraient pas à satisfaire. Il alla sans se presser, poussé par des années d’habitude, prendre son petit-déjeuner à l’Antre à Côtes de Harga où l’attendait une nouvelle surprise désagréable. D’ordinaire, les seules décorations de l’établissement s’affichaient sur le tricot de corps de Sham Harga, et on y mangeait de bons plats bien consistants pour les matins de froidure, tout en calories, graisses, protéines et peut-être une vitamine qui pleurnichait dans son coin parce qu’elle était toute seule. Et voilà que le capitaine découvrait un entrelacs de banderoles de papier laborieusement découpées accrochées au plafond et un menu au crayon où les mots « Couronemant » et « Royalle » figuraient à chaque ligne de travers.

Il pointa un doigt fatigué sur le haut du menu.

« C’est quoi, ça ? » demanda-t-il.

Harga regarda de près. Il n’y avait qu’eux deux dans le bistro aux murs graisseux.

« Ça dit : « Par Décrait Royalle », capitaine, répondit-il fièrement.

— Ça veut dire quoi ? »

Harga se gratta la tête avec une louche. « Ça veut dire, répondit-il, que si le roi vient chez moi, ça lui plaira.

— As-tu quelque chose de pas trop aristocratique pour moi, alors ? » fit aigrement Vimaire avant de se décider pour une tranche de pain frit de plébéien et un bifteck de prolétaire tellement bleu qu’on l’entendait encore meugler. Il le mangea au comptoir.

Un vague raclement troubla ses pensées. « Qu’est-ce que tu fais ? » demanda-t-il.

L’air coupable, Harga leva les yeux de son travail derrière le bar.

« Rien, cap’taine », répondit-il. Il s’efforça de cacher l’objet du délit dans son dos lorsque Vimaire lança un regard noir par-dessus le bois du comptoir lardé de coups de couteau.

« Allez, Sham. Tu peux me montrer. »

Les mains dodues de Harga réapparurent à regret.

« J’faisais que gratter la vieille graisse de la poêle, marmonna-t-il.

— Je vois. Et ça fait combien de temps qu’on se connaît, Sham ? demanda Vimaire, horriblement aimable.

— Des années, cap’taine. Vous v’nez chez moi presque tous les jours, recta. Un d’mes meilleurs clients. »

Vimaire se pencha par-dessus le comptoir jusqu’à ce que son nez soit de niveau avec le truc rose et mou au milieu de la figure de Harga.

« Et durant tout ce temps, est-ce que tu as une seule fois changé la graisse ? » demanda-t-il.

Harga voulut reculer. « Ben…

— C’est comme une amie, pour moi, cette vieille graisse, dit Vimaire. Il y a dedans des petits bouts noirs auxquels je me suis habitué et même attaché. C’est un repas à elle seule. Et tu as aussi nettoyé le pot à café, hein ? Je le sens. C’est un peu fort… pardon, faible de café, je dois dire. Celui d’avant, il avait du goût, lui, au moins.

— Ben, je m’suis dit que c’était le moment…

— Pourquoi ça ? »

Harga laissa la poêle tomber de ses doigts boudinés. « Ben, je m’suis dit, des fois que le roi viendrait…

— Vous êtes tous dingues !

— Mais, cap’taine… »

Le doigt accusateur de Vimaire s’enfonça jusqu’à la deuxième phalange dans le tricot de corps distendu de Harga.

« Tu ne connais même pas le nom de ce pauvre type ! » cria-t-il.

Harga se ressaisit. « Si, cap’taine, bégaya-t-il. Bien sûr que si. J’I’ai vu sur les décorations et tout. Il s’appelle Rex Vivat. » Tout doucement, en secouant la tête de désespoir, en pleurant intérieurement sur la servilité foncière de l’espèce humaine, Vimaire le relâcha.

* * *

Dans un autre temps et un autre lieu, le bibliothécaire finissait de lire. Il était arrivé au bout du texte. Mais pas au bout du livre – il restait encore beaucoup de pages. Hélas trop roussies pour qu’on arrive à les déchiffrer.

Remarquez, les dernières encore intactes ne se lisaient pas facilement pour autant. La main de l’auteur avait tremblé, elle avait écrit hâtivement et fait beaucoup de pâtés. Mais le bibliothécaire s’était frotté à plus d’un texte terrifiant dans certains des pires ouvrages jamais reliés, dont les mots cherchaient à lire le lecteur durant sa lecture et se tortillaient sur la page. Au moins, il ne s’agissait pas cette fois-ci de mots de ce genre. Seulement de mots d’un homme qui craignait pour sa vie. D’un homme qui formulait une terrible mise en garde.