… Où il aperçut les ailes.
Chers père et mère, écrivit Carotte entre deux inspections consciencieuses du brouillard,
Ça y est, c’est la guère messe en ville pour le couronnement, qui est plus compliqué que chez nous, et maintenant je suis aussi en service de jour. C’est dommage parce que je devais suivre la cérémonie avec Rita, mais ça ne se fait pas de se plaindre. À présent, il faut que je m’en aille parce qu’on attend un dragon d’une minute à l’autre, même s’il n’existe pas vraiment. Votre fils affectueux, Carotte.
P. S. – Avez-vous des nouvelles de Gougnotte ces temps-ci ?
« Espèce d’idiot !
— Navré, fit Vimaire. Navré. »
Les spectateurs regrimpaient sur leurs sièges, et nombre d’entre eux lui lançaient des regards furieux. Wonse était blanc de rage.
« Comment avez-vous pu être aussi bête ? » fulminait-il.
Vimaire se contempla les doigts.
« J’ai cru voir… commença-t-il.
— C’était un corbeau. Vous connaissez ça, les corbeaux ? Il doit y en avoir des centaines en ville !
— Dans le brouillard, vous comprenez, la taille était difficile à… marmonna Vimaire.
— Et le pauvre maître Saluette, vous auriez dû savoir quel effet le bruit intempestif provoque sur lui ! » Le dirigeant de la Guilde des Professeurs avait dû se faire emmener par des spectateurs obligeants.
« Pousser des cris pareils ! poursuivait Wonse.
— Écoutez, j’ai dit que j’étais navré ! C’était une erreur de bonne foi !
— J’ai été forcé d’interrompre la procession et tout ! »
Vimaire ne répondit pas. Il sentait des centaines de regards goguenards ou hostiles posés sur lui.
« Bon, marmonna-t-il, je ferais mieux de retourner aux Orfèvres… »
Les yeux de Wonse s’étrécirent. « Non, cracha-t-il. Mais vous pouvez rentrer chez vous, si ça vous chante. N’importe où vous entraîne votre imagination. Donnez-moi votre plaque.
— Hein ? »
Wonse tendit la main.
« Votre plaque, répéta-t-il.
— Ma plaque ?
— C’est ce que j’ai dit. Je veux vous empêcher de créer des ennuis. »
Vimaire le considéra avec étonnement. « Mais c’est ma plaque !
— Et vous allez me la donner, fit Wonse, inflexible. Par ordre du roi.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? Il n’est même pas au courant ! » Vimaire perçut les pleurnichements dans le timbre de sa propre voix.
Wonse se renfrogna. « Mais il va l’être, fit-il. Et à mon avis il ne va même pas s’embêter à nommer un successeur. »
Vimaire dégrafa lentement le disque de cuivre vert-de-grisé, le soupesa dans sa main puis le lança à Wonse sans un mot.
Un moment, il songea plaider sa cause, mais quelque chose en lui se rebella. Il fit demi-tour et s’éloigna à grands pas à travers la foule.
Voilà, c’était fini.
Aussi simple que ça. Après avoir servi la moitié de sa vie. Plus de Guet municipal. Huh. Vimaire donna un coup de pied dans le trottoir. Ce serait désormais une espèce de garde royale.
Avec des plumes sur le putain de casque.
Bah, ça suffisait comme ça. De toute façon, ça n’était pas une vie, le Guet. On ne voyait pas les gens dans les meilleures circonstances. Il devait exister des tas d’autres boulots à sa portée, et, s’il réfléchissait assez longtemps, ils lui reviendraient sûrement à l’idée.
Le Guet des Orfèvres se trouvait à l’écart du trajet de la procession, et lorsqu’il entra en trébuchant dans le poste, il entendit les acclamations au loin par-delà les toits. Dans toute la ville retentissaient les gongs.
Voilà qu’ils tapent sur leurs gongs, songea Vimaire, mais bientôt ils… ils… Ce ne sont pas les gongs qui les sauveront. Pas terrible comme aphorisme, se dit-il, mais il pourrait le peaufiner. Il avait le temps, désormais.
Vimaire remarqua le désordre.
Errol avait retrouvé son appétit. Il avait englouti la majeure partie de la table, la grille du foyer, le seau à charbon, plusieurs lampes et l’hippopotame couineur en caoutchouc. À présent il occupait à nouveau sa boîte, la peau agitée de contractions, et gémissait dans son sommeil.
« Un joli pétrin où tu nous as mis là », dit étrangement Vimaire. Bah, n’importe comment, ce ne serait pas à lui de se farcir le ménage.
Il ouvrit le tiroir de son bureau.
Là aussi, on était venu manger. Ne restaient plus que de malheureux éclats de verre.
Le sergent Côlon se hissa sur le parapet qui entourait le temple des Petits-Dieux. Il était trop vieux pour ce genre de sport. Il s’était enrôlé pour avoir la planque, non pour la faire sur les toits en attendant que des dragons lui tombent dessus.
Il retrouva son souffle et fouilla le brouillard des yeux.
« Y a encore quelqu’un d’humain ici ? » chuchota-t-il.
La voix de Carotte lui parvint assourdie et terne dans l’atmosphère ouatée :
« Je suis là, sergent.
— J’voulais juste voir si t’étais toujours à ton poste.
— Je suis toujours à mon poste, sergent », répliqua docilement Carotte.
Côlon le rejoignit.
« J’voulais juste vérifier si tu t’étais pas fait bouffer, dit-il en essayant de sourire.
— Je ne me suis pas fait bouffer.
— Oh. Alors, tant mieux. » Il tambourina des doigts sur la maçonnerie humide, conscient qu’il ne devait laisser aucune équivoque sur son attitude.
« Juste vérifier, répéta-t-il. Ça fait partie d’mon boulot, tu comprends. Je circule, quoi. Va pas croire que j’ai peur de m’retrouver tout seul sur les toits. Épais, le brouillard, ici, dis donc.
— Oui, sergent.
— Tout va bien ? » La voix étouffée de Chicard se fraya un chemin dans l’atmosphère dense, vite suivie de son propriétaire.
« Oui, caporal, fit Carotte.
— Qu’esse tu fais là ? demanda Côlon.
— J’passais juste voir si tout allait bien pour l’agent Carotte, répondit innocemment Chicard. Et toi, tu faisais quoi, sergent ?
— Tout va bien pour nous tous, fit Carotte, la figure épanouie. C’est merveilleux, ça. »
Les deux sous-offs bougèrent d’un air gêné en évitant de se regarder. Leurs postes respectifs leur paraissaient trop loin pour y retourner par les toits mouillés, embrumés et surtout exposés.
Côlon prit une décision de chef.
« Fait chier », dit-il avant de trouver un bout de statue écroulée où s’asseoir. Chicard se pencha sur le parapet puis extirpa un mégot humide du cendrier innommable qu’il trimballait derrière l’oreille.
« J’ai entendu passer la procession », fit-il remarquer. Côlon bourra sa pipe et gratta une allumette sur la pierre à côté de lui.
« Si ce dragon est vivant, dit-il en soufflant un panache de fumée qui transforma un petit pan de brouillard en smog, il a dû s’tirer loin d’ici, moi j’vous l’dis. C’est pas l’idéal pour les dragons, cette ville, ajouta-t-il du ton de celui qui fait de gros efforts pour se convaincre lui-même. Il a dû filer dans un secteur où y a d’l’altitude et de quoi manger autant qu’il veut, vous pouvez m’croire.
— Un coin comme la ville, vous voulez dire ? fit Carotte.
— La ferme, lui ordonnèrent les deux autres en chœur.