— Lance-nous les allumettes, sergent », demanda Chicard.
Côlon envoya le paquet de soufrées diaboliques à tête jaune par-dessus la couverture de plomb du toit. Chicard en frotta une qu’un souffle éteignit aussitôt. Des lambeaux de brume flottèrent devant lui.
« Le zef se lève, dit-il.
— Tant mieux. Ce brouillard, y m’sort par les yeux, fit Côlon. Qu’est-ce que je disais ?
— Tu disais que l’dragon était sûrement à dache, lui rappela Chicard.
— Oh. Oui. Enfin, ça tombe sous l’sens, non ? J’veux dire, moi, j’resterais pas dans l’coin si j’pouvais m’envoler ailleurs. Si je savais voler, j’resterais pas l’cul sur un toit, sur une vieille statue miteuse. Si je savais voler, je…
— Quelle statue ? demanda Chicard, la cigarette à mi-chemin de la bouche.
— Celle-là, répondit Côlon en tapant du pied sur la pierre. Et t’avise pas de m’flanquer la trouille, Chicard. Tu sais très bien qu’y a des centaines de vieilles statues moisies sur le toit des P’tits-Dieux.
— Non, j’en sais rien. J’sais seulement qu’on les a toutes descendues l’mois dernier quand on a replombé l’toit. Y a qu’le toit et l’dôme, terminé. Faut faire gaffe à des p’tits détails comme ça, ajouta-t-il, quand on détectorise. »
Dans le silence humide qui suivit, le sergent Côlon baissa les yeux sur la pierre où il était assis. Fuselée, écailleuse, elle évoquait vaguement une queue. Puis son regard la remonta sur toute sa longueur jusque dans le brouillard qui s’éclaircissait rapidement.
Sur le dôme des Petits-Dieux, le dragon leva la tête, bâilla et déploya les ailes.
Le déploiement n’était pas une mince affaire. Il parut s’éterniser, le temps que le savant mécanisme anatomique coulissant des côtes et des plis effectue l’ouverture. Puis, les ailes étendues, le dragon bâilla encore, fit quelques pas jusqu’à la limite du toit et se lança dans le vide.
Au bout d’un moment, une main apparut par-dessus le bord du parapet. Elle voltigea de droite et de gauche quelques secondes avant de trouver une prise acceptable.
Il y eut un grognement. D’une traction, Carotte remonta sur le toit et hissa les deux autres derrière lui. Ils restèrent étendus de tout leur long sur les plombs de couverture, hors d’haleine. Carotte nota de quelle façon les serres du dragon avaient creusé des sillons profonds dans le métal. Difficile de ne pas remarquer pareils détails.
« Est-ce que… haleta-t-il, est-ce qu’on ne ferait pas mieux d’avertir les gens ? »
Côlon se traîna en avant jusqu’à ce qu’il puisse embrasser du regard l’ensemble de la ville.
« J’crois pas que ce sera utile, dit-il. J’crois qu’ils vont pas tarder à se rendre compte tout seuls. »
Le grand prêtre d’Io l’Aveugle trébuchait sur les mots. À sa connaissance, on n’avait jamais officiellement célébré de couronnement à Ankh-Morpork. Les anciens rois s’en étaient très bien tirés avec des déclarations sur le modèle : « La couronne est nôtre, ma foi, et nous occirons le premier fils de pute qui tentera de nous la ravir, par tous les diables. » Toute autre considération mise à part, c’était plutôt court. Il avait passé un temps fou à écrire un discours plus substantiel, davantage dans l’esprit de l’époque, et il avait du mal à s’en souvenir.
Il était en outre troublé par le bouc qui l’observait avec un intérêt dévoué.
« Dépêchez-vous donc ! siffla Wonse depuis son poste derrière le trône.
— Chaque chose en son temps, siffla en retour le grand prêtre. Il s’agit d’un couronnement, sachez-le. Vous pourriez essayer de faire preuve d’un peu de respect.
— Je fais preuve de respect, dites donc ! Maintenant, dépêchez… »
Un cri jaillit, plus loin sur la droite. Wonse lança un regard noir à la foule. « C’est la Ramkin, remarqua-t-il. Qu’est-ce qu’elle fabrique ? »
Les spectateurs autour d’elle discutaient avec agitation à présent. Des doigts se pointaient, tous dans la même direction, comme une forêt miniature d’arbres abattus. Un ou deux glapissements fusèrent, puis la foule reflua comme une marée.
Wonse regarda l’enfilade de la large rue des Petits-Dieux.
Ce n’était pas un corbeau là-bas. Pas cette fois.
Le dragon volait lentement, à moins de deux mètres seulement au-dessus du sol, en brassant gracieusement l’air de ses ailes.
Les banderoles qui s’entrecroisaient dans la rue se faisaient faucher et se brisaient net comme autant de fils d’une toile d’araignée, puis elles s’amoncelaient sur les plaques dorsales de la bête et claquaient sur toute la longueur de sa queue.
Il se déplaçait la tête et le cou complètement tendus ; on aurait dit qu’il halait son corps imposant à la façon d’une péniche. Les gens dans la rue hurlaient et se battaient pour gagner le couvert des embrasures de portes. Il ne leur prêtait aucune attention.
Il aurait dû surgir dans un grondement, mais on n’entendait rien d’autre que le grincement des ailes et les claquements des guirlandes.
Il aurait vraiment dû surgir dans un grondement, à toute vitesse. Pas comme ça, lentement et posément, en laissant le temps à la terreur de croître. Il aurait dû donner l’impression de menacer. Non de promettre.
Il aurait dû surgir dans un grondement plutôt qu’en planant tranquillement dans le froufroutement de fanfreluches des banderoles joyeuses.
Vimaire ouvrit l’autre tiroir de son bureau et jeta un regard mauvais aux quelques paperasses qu’il contenait. Il n’avait pas grand-chose à lui là-dedans. Un reste de sachet de sucre lui rappela qu’il devait maintenant six sous à la cagnotte pour le thé.
Curieux. Il n’était pas encore en colère. Ça viendrait plus tard, bien entendu. Ce soir, il serait furieux. Soûl et furieux. Mais pas encore. Pas encore. Il ne se rendait pas encore bien compte et il savait qu’il s’occupait machinalement uniquement pour s’empêcher de penser.
Errol remua paresseusement dans sa caisse, leva la tête et gémit.
« Qu’est-ce que tu as, mon gars ? fit Vimaire en baissant la main. Mal au ventre ? »
La peau du petit dragon s’agitait comme si son organisme était le siège d’une industrie lourde. On ne disait rien là-dessus dans les Maladies du dragon. De l’estomac ballonné parvenaient des bruits qui rappelaient une guerre lointaine et confuse dans une zone d’activité sismique.
Ça n’était sûrement pas normal. D’après Sybil Ramkin, il fallait faire très attention à l’alimentation d’un dragon, vu que le moindre petit ennui gastrique risquait de décorer les murs et le plafond de lambeaux pathétiques de peau squameuse. Mais ces derniers jours… eh bien, Errol avait mangé des pizzas froides, la cendre des horribles mégots de Chicard et, l’un dans l’autre, plus ou moins ce qui lui plaisait. Autant dire à peu près tout, à en juger par l’état des lieux. Sans parler du contenu du tiroir du bas.
« On ne s’est vraiment pas bien occupé de toi, hein ? fit Vimaire. On t’a traité comme un chien, faut bien le dire. » Il se demanda quels effets des hippopotames couineurs en caoutchouc provoquaient sur la digestion.
Vimaire prit lentement conscience que les acclamations, au loin, avaient fait place à des cris.
Il contempla vaguement Errol, puis il eut un sourire extrêmement mauvais et se leva.
Des échos de panique et de sauve-qui-peut général lui parvinrent.
Il se coiffa de son casque cabossé et lui donna une petite tape désinvolte. Ensuite, en fredonnant un petit air sans queue ni tête, il sortit nonchalamment des Orfèvres.