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Errol resta immobile un moment, puis, moitié rampant moitié roulant, il s’extirpa avec beaucoup de mal de sa caisse. La grosse partie de son cerveau responsable de son système digestif envoyait d’étranges messages. Elle demandait certaines choses qu’il n’arrivait pas à définir. Heureusement, elle pouvait les décrire en détail aux récepteurs complexes de ses immenses narines. Lesquelles s’évasèrent pour soumettre l’air ambiant à une analyse approfondie. Il tourna la tête, procéda à une triangulation.

Il se traîna par terre et entreprit de manger, avec un plaisir manifeste, la boîte de produit d’entretien pour l’armure de Carotte.

* * *

Des flots de gens croisèrent Vimaire tandis qu’il remontait sans se presser la rue des Petits-Dieux. De la fumée s’élevait de la place des Lunes-Brisées.

Le dragon était assis au beau milieu, sur ce qui restait de l’estrade du couronnement. L’air satisfait.

On ne voyait aucune trace du trône ni de son occupant, mais un examen médicolégal savant du petit tas de charbon parmi les débris de bois fumants aurait peut-être fourni un indice.

Vimaire agrippa une fontaine d’ornement afin de ne pas se faire renverser par la foule en déroute. Toutes les rues partant de la place étaient noires de fuyards aux prises. Et silencieux, nota Vimaire. Ils ne gaspillaient plus leur souffle à crier. Tous obéissaient à la même détermination farouche, mortelle, de se trouver ailleurs.

Le dragon étendit les ailes et les agita voluptueusement. Pour les fuyards des derniers rangs, ce fut le signal d’escalader les dos de leurs devanciers et de courir de tête en tête se mettre à l’abri.

En l’espace de quelques secondes la place se vida de tous ses badauds en dehors des imbéciles et des ahuris en phase terminale. Même les malheureux méchamment piétinés rampaient énergiquement vers l’issue la plus proche.

Vimaire regarda autour de lui. Beaucoup de drapeaux gisaient par terre, dont certains se faisaient grignoter par un vieux bouc qui n’en croyait pas ses yeux. Il reconnut au loin, à quatre pattes, Je-m’tranche-la-gorge qui essayait de récupérer le contenu de son panier.

À côté de Vimaire, un petit enfant agita un drapeau d’une main hésitante et cria « hourra ».

Puis tout devint silencieux.

Vimaire se pencha.

« Je crois que tu devrais rentrer chez toi », dit-il.

L’enfant leva vers lui des yeux interrogateurs.

« Vous êtes un agent du Guet ? demanda-t-il.

— Non, répondit-il. Et oui.

— Qu’est-ce qu’est arrivé au roi, monsieur l’agent ?

— Euh… je crois qu’il est parti se reposer.

— Ma tatie, elle a dit de pas parler aux agents du Guet.

— Alors, tu ne trouves pas que ce serait une bonne idée de rentrer chez toi et de lui raconter que tu as été bien obéissant ?

— Ma tatie, elle a dit que si j’étais méchant, elle me mettrait sur le toit et elle appellerait le dragon, fit l’enfant sur le ton de la conversation. Ma tatie, elle a dit qu’il dévore les gens en commençant par les pieds, comme ça on voit ce qui se passe.

— Pourquoi tu ne rentres pas chez toi pour lui dire, à ta tatie, qu’elle éduque les enfants dans la meilleure tradition d’Ankh-Morpork ? insista Vimaire. Allez. Cours vite.

— Il croque tous les os les uns après les autres, poursuivit joyeusement le gamin. Et quand il arrive à la tête, il…

— Regarde, il est là-bas ! s’écria Vimaire. Le gros dragon qui croque les gens ! Allez, rentre chez toi ! »

L’enfant regarda la bête perchée sur l’estrade endommagée.

« Je l’ai encore vu croquer personne, se plaignit-il.

— Tire-toi, sinon je t’en retourne une », lança Vimaire.

Là, il fit mouche. Le gamin hocha la tête d’un air entendu.

« Bon. Je peux encore crier hourra ?

— Si ça te chante.

— Hourra. »

Ça, c’est de l’îlotage, songea Vimaire. Il jeta un autre coup d’œil de derrière la fontaine.

Une voix juste au-dessus de lui gronda : « Vous direz ce que vous voudrez, mais je maintiens que c’est un spécimen magnifique. »

Les yeux de Vimaire se levèrent jusqu’à dépasser le bord de la vasque supérieure de la fontaine.

« Avez-vous remarqué, poursuivit Sybil Ramkin qui se redressa en s’aidant d’un reste de statue érodée et sauta devant lui, qu’à chacune de nos rencontres un dragon apparaît ? » Elle lui fit un sourire malicieux. « C’est un peu comme avoir notre chanson à nous. Ou autre chose.

— Il reste assis là, s’empressa de dire Vimaire. Il regarde, c’est tout. Comme s’il attendait la suite des événements. »

Le dragon cligna des yeux avec une patience jurassique.

Les artères autour de la place étaient bondées de monde. L’instinct morporkien, songea Vimaire. Fuir, puis s’arrêter pour voir si rien d’intéressant ne va arriver aux autres.

Il y eut un mouvement parmi les décombres à côté de la serre antérieure du dragon, et le grand prêtre d’Io l’Aveugle se remit debout sur des jambes flageolantes, la robe dégoulinante de poussière et de débris de bois. Il tenait toujours dans une main la couronne en toc.

Vimaire vit le vieillard lever la tête et plonger le regard dans deux yeux rouges luisants à quelques pas de lui.

« Est-ce que les dragons lisent dans les pensées ? chuchota Vimaire.

— Je suis sûre que le mien comprend tout ce que je dis, souffla dame Ramkin. Oh, non ! Ce vieil imbécile lui donne la couronne !

— Mais c’est peut-être malin, dites ? Les dragons aiment l’or. C’est comme jeter un bâton pour un chien, non ?

— Oh là là. Ce n’est pas forcément malin, vous savez. Les dragons ont la gueule tellement sensible. »

Le grand dragon cligna des yeux à la vue du petit cercle doré. Puis, avec une extrême délicatesse, il tendit une griffe d’un mètre de long et la passa dans l’objet qu’il retira des doigts tremblants du prêtre.

« Qu’est-ce que vous entendez par « sensible » ? demanda Vimaire tout en regardant la griffe monter lentement vers la longue tête chevaline.

— Ils ont un sens du goût excessivement développé. Ils sont tellement… disons, portés sur la chimie.

— D’après vous, il peut sentir le goût de l’or ? murmura Vimaire en voyant le dragon lécher prudemment la couronne.

— Oh, sûrement. Et aussi l’odeur. »

Vimaire se demanda combien de chances la couronne avait d’être en or. Pas beaucoup, se répondit-il. De la feuille d’or sur du cuivre, peut-être. Assez pour abuser les gens. Il se demanda ensuite quelle serait la réaction du type à qui on offrirait du sucre et qui s’apercevrait, après en avoir versé trois cuillerées dans son thé, qu’il s’agit de sel.

Le dragon retira la griffe de sa bouche d’un mouvement gracieux et flanqua au grand prêtre, lequel s’éclipsait en douce, un coup qui l’envoya voler dans les airs. Alors que le malheureux hurlait au sommet de sa trajectoire, la grande gueule se déplaça et… « Bon sang ! » lâcha dame Ramkin.

Un gémissement monta du parterre de spectateurs.

« La température de ce truc-là ! fit Vimaire. Je veux dire, il ne reste rien ! Juste une volute de fumée ! »

Il y eut un autre mouvement dans les gravats. Une autre silhouette se redressa et s’appuya d’un air hébété contre un poteau brisé.

C’était Lupine Wonse, sous une couche de suie.

Vimaire le vit lever les yeux dans une paire de narines larges comme des plaques d’égout.

Wonse prit ses jambes à son cou. Vimaire se demanda à quoi ça ressemblait de fuir une bête pareille, en s’attendant à chaque seconde à sentir sa colonne vertébrale grimper à une température au-delà du point de vaporisation du fer. Il en avait une vague idée.