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Nous nous entendons avec les autres peuples depuis des siècles, songeait-il. Ce qui résume grosso modo toute notre politique étrangère. Et là, je nous sens prêts à déclarer la guerre à une civilisation séculaire avec laquelle nous avons toujours plus ou moins entretenu de bons rapports, même s’ils parlent bizarrement. Et après ça, au monde. Le pire, c’est que nous risquerions de gagner.

* * *

Les mêmes réflexions, malgré un contexte différent, vinrent à l’esprit des édiles d’Ankh-Morpork lorsque, le lendemain matin, ils reçurent un billet bref leur enjoignant, par ordre, de se présenter au palais pour un déjeuner de travail.

Le billet ne précisait pas l’ordre de qui. Le déjeuner de qui non plus, notèrent les intéressés.

Ils se trouvaient à présent rassemblés dans l’antichambre.

Il y avait eu du changement. L’antichambre n’avait jamais été ce qu’on pourrait appeler un local agréable. Le Patricien avait toujours estimé que mettre les gens à l’aise leur donnait envie de rester. L’ameublement se réduisait alors à quelques chaises hors d’âge et, sur les murs, à des portraits d’anciens dirigeants de la cité tenant des rouleaux de papier et autres bricoles.

Les chaises étaient toujours là. Les portraits, non. Ou plutôt, les toiles tachées et craquelées s’entassaient dans un angle, mais les cadres dorés avaient disparu.

Les conseillers municipaux s’efforçaient de ne pas se regarder et restaient assis en tapotant des doigts sur leurs genoux.

Deux serviteurs à l’air très inquiet ouvrirent enfin les portes de la grande salle. Lupine Wonse entra d’un pas titubant.

La plupart des conseillers étaient restés debout toute la nuit pour tenter de définir un genre de politique vis-à-vis des dragons, mais Wonse, lui, donnait l’impression de n’avoir pas dormi depuis des années. Il avait le visage de la couleur d’un torchon à vaisselle fermenté. Déjà peu épais de nature, on l’aurait à présent cru tout droit sorti d’une pyramide.

« Ah, psalmodia-t-il. Parfait. Vous êtes tous là ? Alors, si vous voulez bien passer de ce côté, messieurs.

— Euh… dit le chef des voleurs, le billet parlait de déjeuner ?

— Oui ? fit Wonse.

— Avec un dragon ?

— Grands dieux, vous ne pensez pas qu’il vous mangerait, quand même ? En voilà une idée !

— M’est jamais venu à l’esprit, dit le chef des voleurs dont le soulagement lui sortait des oreilles comme de la vapeur. Quelle idée. Haha.

— Haha, fit le patron des marchands.

— Hoho, fit le chef des assassins. Quelle idée.

— Non, je pense que vous êtes tous beaucoup trop filandreux, dit Wonse. Ah, ah.

— Haha.

— Ahaha.

— Hoho. » La température chuta de plusieurs degrés.

« Alors, si vous voulez bien passer de ce côté ? »

La grande salle avait changé, elle aussi. D’abord, elle était beaucoup plus grande. Plusieurs murs avaient été abattus dans des pièces attenantes, et le plafond ainsi que plusieurs étages de chambres supérieures avaient été complètement supprimés. Par terre, ce n’étaient que gravats, sauf au milieu de la salle où s’élevait un tas d’or…

Enfin, un tas doré. À croire qu’on avait épluché le palais pour récupérer tout ce qui brillait ou miroitait. On y voyait les cadres des tableaux, les fils d’or des tapisseries, de l’argent et parfois des pierres précieuses. Ainsi que les soupières des cuisines, des bougeoirs, des bassinoires, des bouts de miroirs. Du clinquant.

Les conseillers n’étaient cependant pas en mesure d’y prêter grande attention, vu ce qui leur pendait au-dessus de la tête.

Ça ressemblait au plus gros cigare mal roulé de l’Univers, si le plus gros cigare mal roulé de l’Univers avait eu pour manie de se suspendre la tête en bas. On distinguait vaguement deux serres agrippées aux chevrons sombres.

À mi-chemin entre le tas étincelant et l’entrée, on avait dressé une petite table. Les conseillers remarquèrent sans grande surprise que la vieille argenterie traditionnelle manquait. Les assiettes étaient en porcelaine et les couverts donnaient l’impression qu’on venait de les tailler dans des morceaux de bois. Wonse prit un siège en bout de table et fit un signe de tête à l’adresse des serviteurs.

« Asseyez-vous, messieurs, je vous en prie, dit-il. Excusez-moi de vous recevoir dans des conditions un peu… différentes, mais le roi compte sur votre indulgence, le temps que la situation s’organise mieux.

— Le… euh… fit le patron des marchands.

— Le roi », répéta Wonse. Le timbre de sa voix n’était qu’à un filet de bave de la démence.

« Oh. Le roi. Bien sûr », fit le marchand. De sa place, il avait une vue imprenable sur le grand cigare suspendu. Il devina un mouvement, un tremblement dans les vastes plis qui l’enveloppaient. « Longue vie à lui, moi je dis », ajouta-t-il aussitôt.

On leur servit d’abord de la soupe avec des boulettes dedans. Wonse n’y eut pas droit. Les invités mangèrent dans un silence terrifié uniquement troublé par le carillon mat du bois sur la porcelaine.

« Il y a certaines questions de décrets pour lesquelles le roi estime votre accord souhaitable, dit enfin Wonse. Une pure formalité, bien entendu, et je vous demande pardon de vous embêter avec des détails aussi insignifiants. »

Le gros cigare parut osciller au gré du vent.

« Ça ne nous embête pas du tout, couina le chef des voleurs.

— Le roi daigne faire savoir, poursuivit Wonse, qu’il serait ravi de recevoir, à l’occasion de son sacre, des cadeaux de l’ensemble de la population. Rien de compliqué, évidemment. N’importe quels métaux ou pierres de valeur éventuellement en leur possession et dont ils pourraient facilement se séparer. Je dois insister, à ce propos, sur le fait que ce n’est en aucune façon obligatoire. La générosité qu’il est certain de trouver chez nos concitoyens doit être un geste purement volontaire. »

Le chef des assassins contempla tristement les bagues à ses doigts et soupira. La mine résignée, le patron des marchands débarrassait déjà de son cou la chaîne dorée de sa charge.

« Eh bien, messieurs ! dit Wonse. Si je m’attendais !

— Hum, fit l’Archichancelier de l’Université de l’Invisible.

Vous devez… enfin, le roi doit savoir, j’en suis sûr, que l’Université est traditionnellement exemptée de taxes et d’impôts… »

Il étouffa un bâillement. Les mages avaient passé la nuit à diriger leurs meilleurs sortilèges contre le dragon. Autant donner des coups de poing dans du brouillard.

« Cher monsieur, il ne s’agit pas d’un impôt, protesta Wonse. Rien de ce que j’ai dit, j’espère, ne vous pousse à croire une chose pareille. Oh, non ! Non. Les tributs doivent être, je le répète, parfaitement volontaires. J’espère que c’est tout à fait clair.

— Comme du cristal, fit le chef des assassins en fusillant le vieux mage du regard. Et ces tributs parfaitement volontaires que nous allons payer, ils vont… ?

— Grossir le trésor, répondit Wonse.

— Ah.

— Je ne doute pas une seconde de la grande générosité des habitants une fois qu’ils auront pris la pleine mesure de la situation, dit le patron des marchands, mais le roi s’apercevra vite, j’en suis sûr, qu’il y a très peu d’or à Ankh-Morpork.

— Judicieuse remarque, fit Wonse. Mais le roi entend mener une politique étrangère vigoureuse et dynamique qui devrait remédier à la situation.

— Ah, s’exclamèrent en chœur les conseillers, avec davantage d’enthousiasme cette fois.

— Par exemple, poursuivit Wonse, le roi trouve que nos intérêts légitimes à Quirm, Sto Lat, Pseudopolis et Tsort ont été sérieusement compromis au cours des derniers siècles. Cette erreur sera promptement corrigée et je puis vous assurer, messieurs, que les richesses de ceux qui ne demanderont qu’à bénéficier de la protection royale vont véritablement inonder la cité. »