Le chef des assassins lança un coup d’œil au trésor. Une idée très précise se fit dans son cerveau sur la destination ultime de toutes ces richesses. Force était d’admirer le savoir-faire des dragons quand il s’agissait de taper quelqu’un. Un savoir-faire presque humain.
« Oh, dit-il.
— Bien entendu, on peut compter sur d’autres acquisitions, comme des terres, des biens immobiliers et j’en passe, et le roi tient à faire comprendre que les conseillers de cabinet loyaux seront richement récompensés.
— Et, euh… dit le chef des assassins qui commençait à suivre le cheminement de la pensée du roi, nul doute que les… euh…
— Conseillers de cabinet, compléta Wonse.
— Nul doute qu’ils le remercieront par une générosité encore plus grande en matière de… de trésor, par exemple.
— Je suis sûr que de telles considérations n’ont jamais effleuré l’esprit du roi, dit Wonse, mais l’observation est pertinente.
— Je me disais bien. »
On leur servit ensuite du porc bien gras accompagné de haricots et de pommes de terre farineuses. Encore un plat qui allait les faire grossir, ne purent-ils s’empêcher de remarquer.
Wonse, lui, eut droit à un verre d’eau.
« Ce qui nous amène à une autre question assez délicate que, j’en suis sûr, des gentilshommes comme vous, de grands voyageurs aux idées larges, n’auront aucun mal à accepter », dit-il. La main qui tenait le verre commençait à trembler.
« J’espère que l’ensemble de la population l’acceptera aussi, surtout que le roi contribuera certainement, par tous les moyens à sa disposition, au bien-être et à la défense de la cité. Par exemple, je suis sûr que les citoyens dormiront plus tranquilles dans leur lit s’ils savent que le dr… que le roi les protège sans relâche du mal. Mais il se peut qu’il reste d’anciens… préjugés ridicules… que seuls éradiqueront des efforts incessants… de la part de tous les hommes de bonne volonté. »
Il marqua une pause et observa les convives. Le chef des assassins affirmerait plus tard qu’il avait regardé dans les yeux de bien des hommes au seuil de la mort, comme de juste, mais jamais qui, aussi clairement et visiblement, le contemplaient depuis les pentes de l’enfer. Il espérait, dirait-il, ne plus jamais avoir à regarder dans des yeux pareils.
« Je veux parler, fit Wonse, et chaque mot remontait lentement à la surface comme des bulles dans les sables mouvants, de la question de… du… du régime alimentaire du roi. »
Suivit un silence effroyable. Ils entendirent un léger bruissement d’ailes derrière eux ; les ombres dans les recoins de la salle s’épaissirent et parurent se rapprocher.
« Régime alimentaire, fit le chef des voleurs d’une voix creuse.
— Oui », dit Wonse. Sa voix, à lui, était presque un couinement. La sueur lui dégoulinait sur la figure. Le chef des assassins avait un jour entendu le mot « rictus » et s’était demandé dans quel cas l’employer correctement pour décrire l’expression d’un visage ; maintenant il savait. Voilà ce qu’affichait la figure de Wonse : le rictus livide d’un type qui s’efforce de ne pas entendre les mots que prononce sa propre bouche.
« On… euh… on croyait, fit le chef des assassins avec une grande prudence, que le dr… le roi avait dû, disons, trouver une solution au fil des semaines.
— Ah, mais rien de bien folichon, vous savez. Rien de bien folichon. Des animaux errants et autres, répliqua Wonse en regardant fixement le dessus de table. Il va de soi, maintenant qu’il est roi, que de tels expédients ne sont plus de mise. »
Le silence grandit et prit de la consistance. Les conseillers réfléchissaient dur, surtout à propos du repas qu’ils venaient de manger. L’arrivée d’un énorme diplomate noyé sous la crème ne fit qu’activer leurs cogitations.
« Euh… se lança le patron des marchands, le roi a faim souvent ?
— Tout le temps, répondit Wonse, mais il mange une fois par mois. C’est l’occasion de toute une cérémonie.
— Évidemment, dit le patron des marchands. Sûrement.
— Et, euh… fit le chef des assassins, quand est-ce que le roi a… euh… mangé pour la dernière fois ?
— Je suis au regret de dire qu’il n’a pas mangé correctement depuis son arrivée ici, répondit Wonse.
— Oh.
— Vous devez comprendre, reprit-il en tripotant désespérément ses couverts de bois, que sauter sur les gens comme un vulgaire assassin…
— Je vous demande pardon… réagit le chef des assassins.
— … Comme un vulgaire meurtrier, je veux dire, ça n’apporte… aucune satisfaction. Dans l’esprit, l’alimentation du roi devrait être, disons… une communion entre un monarque et ses sujets. C’est… c’est peut-être une allégorie vivante. Pour renforcer les liens étroits entre la couronne et la communauté, ajouta-t-il.
— La nature exacte du repas… commença le chef des voleurs qui manqua s’étrangler sur les mots. On parle bien de jeunes filles, là ?
— Des préjugés, tout ça, répondit Wonse. L’âge n’a aucune importance. Mais la situation familiale si, évidemment. Et aussi la condition sociale. Une question de saveur, je crois. » Il se pencha en avant, la voix douloureuse, pressante et, chacun le sentit, vraiment la sienne pour la première fois. « Je vous en prie, réfléchissez-y ! souffla-t-il. Après tout, rien qu’une par mois ! En échange de tant d’avantages ! Les familles des gens utiles au roi, les conseillers de cabinet comme vous, n’auront évidemment rien à craindre. Et si vous songez, sinon, à tous les autres choix désagréables… »
Ils ne songeaient pas à tous les autres choix. Songer à un seul leur suffisait.
Ils avaient l’impression d’entendre le silence ronronner tandis que parlait Wonse. Ils évitaient de se regarder entre eux, par crainte de ce qu’ils risquaient de voir réfléchi sur les figures des collègues. Chacun se disait : Il y en a bien un qui va prendre la parole d’ici peu, qui va protester, alors moi, je vais marmonner, l’air d’accord, sans rien dire de précis, pas si bête, mais je marmonnerai d’un ton ferme, comme ça les autres ne douteront pas que je désapprouve entièrement, parce qu’en un moment pareil il appartient à tout homme digne de ce nom de quasiment se lever et de se faire presque entendre…
Mais personne ne dit mot. Les lâches, pensa chacun d’eux.
Et personne ne toucha au dessert, pas plus qu’aux chocolats à la menthe épais comme des briques qu’on leur servit ensuite. Le rouge au front, la mine sinistre, ils se contentèrent d’écouter avec horreur Wonse discourir de sa voix monotone, et lorsqu’on les congédia, ils s’efforcèrent de partir aussi séparément que possible afin d’éviter de se parler entre eux.
Sauf le patron des marchands. Il se trouva sortir du palais avec le chef des assassins, et ils s’éloignèrent de conserve d’un pas tranquille mais le cerveau en ébullition. Le patron des marchands s’efforçait de voir le bon côté des choses ; il était du genre à chanter en chœur avec des amis quand tout va franchement mal.
« Bien, bien, fit-il. Alors nous voilà conseillers de cabinet maintenant. Voyez-vous ça.
— Hmm, dit l’assassin.
— Je me demande quelle différence il y a entre des conseillers ordinaires et des conseillers de cabinet ? » s’interrogea-t-il tout haut.
L’assassin lui jeta un regard mauvais. « Je crois, dit-il, que les conseillers de cabinet sont censés finir dans la merde. »