Il porta à nouveau son regard noir sur ses pieds. Deux mots n’arrêtaient pas de lui trotter dans la tête : les derniers de Wonse au moment où il serrait la main molle du secrétaire. Il se demanda si quelqu’un d’autre les avait entendus. Peu probable… Le secrétaire les avait davantage esquissés que prononcés. Il avait seulement arrondi les lèvres autour d’eux sans cesser de fixer la figure de l’assassin tannée aux rayons de la lune.
Aidez. Moi.
L’assassin frissonna. Pourquoi lui ? Pour ce qu’il en savait, il n’avait qualité pour apporter qu’un seul genre d’aide, et peu de clients la demandaient pour leur propre compte. En fait, ils lui payaient d’habitude de grosses sommes pour en faire un cadeau surprise à d’autres. Il se demanda par quelles épreuves passait Wonse pour leur préférer n’importe quoi à la place…
Wonse était assis tout seul dans la salle sombre et dévastée. Il attendait.
Il pourrait tenter de fuir. Mais l’autre le retrouverait. Il parviendrait toujours à le retrouver. Il flairait son esprit.
Ou il le brûlerait. Ça, c’était pire. Comme les frères. C’était peut-être une mort instantanée, disons que ça donnait l’impression d’une mort instantanée, mais Wonse se demandait, éveillé la nuit dans son lit, si ces dernières microsecondes s’étiraient en une éternité subjective chauffée à blanc, si chaque infime parcelle du corps n’était plus qu’une traînée de plasma et si on se retrouvait vivant au milieu de tout ça…
Pas toi. Je ne te brûlerais pas.
Il ne s’agissait pas de télépathie. D’après ce que Wonse avait toujours compris, la télépathie, c’était comme entendre une voix dans sa tête.
Là, c’était comme entendre une voix dans son corps. Tout son système nerveux en vibrait, comme un arc.
Lève-toi.
Wonse bondit sur ses pieds en renversant la chaise et en se cognant les jambes contre la table. Quand cette voix-là parlait, il gardait autant de contrôle sur son corps que l’eau sur la gravité.
Viens.
Wonse tituba sur le dallage.
Les ailes se déplièrent lentement, en grinçant par-ci par-là, jusqu’à remplir la salle d’un mur à l’autre. Un bout d’aile brisa une fenêtre et sortit dans l’air de l’après-midi.
Le dragon, toujours lentement, sensuellement, tendit le cou et bâilla. Après quoi, il tourna la tête et l’approcha tout près de la figure de Wonse.
Qu’est-ce que ça veut dire : volontaire ?
« Ça… euh… ça veut dire : quelque chose qu’on fait de son plein gré », répondit Wonse.
Mais ils n’en ont pas, de plein gré ! Ils grossiront mon trésor, sinon je les brûle !
La gorge de Wonse se serra. « Oui, dit-il, mais vous ne devez pas… »
Le rugissement silencieux de fureur le fit pivoter sur place.
Pour moi, ça n’existe pas, « je ne dois pas » !
« Non, non, non ! couina Wonse en s’étreignant la tête. Je ne voulais pas dire ça ! Croyez-moi ! C’est un meilleur moyen, c’est tout ! Meilleur et plus sûr ! » Personne ne peut me vaincre ! « C’est sûrement vrai… » Personne ne peut me dominer !
Wonse jeta ses mains en l’air, doigts écartés, en un geste conciliant. « Bien entendu, bien entendu, dit-il. Mais il y a différents moyens, vous savez. Différents moyens. Toutes ces méthodes de rugissements et de flammes, vous savez, vous n’en avez pas besoin… »
Singe stupide ! Comment les obliger à exécuter mes ordres, sinon ?
Wonse se mit les mains derrière le dos. « Ils le feront de leur plein gré, dit-il. Et à la longue, ils finiront par croire que l’idée vient d’eux. Ça passera dans la tradition. Faites-moi confiance. Nous autres, les humains, nous sommes des créatures adaptables. »
Le dragon le fixa d’un long regard sans expression. « D’ailleurs, reprit Wonse en s’efforçant de réprimer le tremblement de sa voix, d’ici peu de temps, si quelqu’un s’en vient leur dire qu’un roi dragon, c’est une mauvaise idée, ils le tueront de leurs mains. »
Le dragon battit des paupières. Pour la première fois, pour autant que s’en souvenait Wonse, le monstre parut incertain.
« Je connais les gens, vous comprenez », ajouta tout simplement le secrétaire.
Le dragon continua de le clouer sur place des yeux. Si tu mens… songea-t-il enfin.
« Vous savez que je ne peux pas mentir. Pas à vous. » Et ils réagissent vraiment comme ça ? « Oh, oui. Tout le temps. C’est un trait de caractère typiquement humain. »
Wonse savait que le dragon lisait au moins les niveaux supérieurs de son esprit. Ils résonnaient en une harmonie affreuse. Et lui voyait les pensées formidables derrière les yeux qui le fixaient.
Le dragon était horrifié.
« Je regrette, dit Wonse d’une petite voix. On est comme ça. Question de survie, je pense. »
On n’enverra pas de puissants guerriers pour me tuer ? songea la créature, à deux doigts de pleurnicher.
« Je ne crois pas. »
Pas de héros ?
« Plus maintenant. Ils coûtent trop cher. »
Mais je vais manger des gens !
Wonse geignit.
Il sentait le dragon farfouiller dans son esprit, en quête d’un indice qui l’aiderait à comprendre. Le secrétaire distingua vaguement, perçut plus ou moins le tremblotement d’images vagabondes, images de dragons, d’âge mythique de reptiles et – là, il eut conscience de l’étonnement sincère de l’animal – de certains pans parmi les moins recommandables de l’histoire humaine, les plus nombreux. À l’étonnement succéda la colère de la frustration. Presque tout ce que le dragon pouvait infliger aux humains, les humains l’avaient déjà, à un moment ou à un autre, expérimenté sur leurs semblables, souvent avec entrain.
Tu as l’effronterie de faire le dégoûté, lui dit-il par la pensée. Mais nous, nous étions des dragons. Censément cruels, rusés, insensibles, terrifiants. En tout cas, je peux te dire une chose, espèce de primate – la grosse tête s’approcha encore plus près, et Wonse plongea le regard dans les abîmes impitoyables des yeux de la bête –, nous ne nous sommes jamais brûlés, torturés ni taillés en pièces les uns les autres au nom de la moralité.
Le dragon étendit encore les ailes, une ou deux fois, puis se laissa tomber lourdement sur l’attirail clinquant d’objets plus ou moins précieux. Ses griffes grattèrent dans le tas. Il ricana.
Un lézard à trois pattes ne voudrait pas d’un trésor pareil, pensa-t-il.
« Ça va s’améliorer », chuchota Wonse, provisoirement soulagé par le nouveau tour de la discussion.
Il vaudrait mieux.
« Est-ce que je peux… hésita Wonse, est-ce que je peux vous poser une question ? »
Pose.
« Vous n’êtes pas obligé de manger les gens, tout de même ? Je crois que c’est le seul problème en ce qui les concerne, vous comprenez, ajouta-t-il d’une voix dont le débit s’accéléra pour finir en bredouillis. Le trésor, tout ça, pas de souci, mais si c’est uniquement une question de… enfin, de protéines, alors peut-être qu’une intelligence supérieure telle que la vôtre s’est déjà dit qu’un produit moins sujet à caution, comme une vache, pourrait… »
Le dragon cracha un trait de feu horizontal qui calcina le mur d’en face.