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Carotte le salua et lui présenta la lettre. L’homme la considéra un moment.

« Mmm ? fit-il enfin.

— Je crois qu’il faut que je voie Lupin Gribouille, Sec. pp, dit Carotte.

— C’est quoi, le « pp » ? demanda le garde, soupçonneux.

— Ça ne serait pas « plutôt pressé » ? proposa Carotte qui s’était lui-même posé la question.

— Ben, jamais entendu causer de ce Sec. Faut voir le capitaine Vimaire, du Guet de nuit.

— Et il opère où ? demanda poliment Carotte.

— À cette heure de la journée, moi, j’irais voir à la Grappe de Raisins dans la rue Pignonsur », le renseigna le garde. Il toisa Carotte. « Tu t’engages dans le Guet, c’est ça ?

— J’espère m’en montrer digne, oui », répondit Carotte.

Le garde lui jeta ce qu’on pourrait abusivement appeler un regard de travers. Autant dire louche.

« C’est quoi, c’que t’as fait ? demanda-t-il.

— Pardon ?

— T’as dû faire quelque chose.

— Mon père a écrit une lettre, dit fièrement Carotte. J’ai été désigné volontaire.

— Bordel de dieux de l’enfer », lâcha le garde.

* * *

C’était à nouveau la nuit, et derrière le Terrible Portail : « A-t-on bien fait tourner les Roues du Supplice ? » demanda le Grand Maître Suprême.

Le cercle des Frères Éclairés remua des pieds. « Frère Tourduguet ? fit le Grand Maître Suprême.

— Pas mon boulot, ça, d’faire tourner les Roues du Supplice, marmonna le frère Tourduguet. L’boulot du frère Plâtrier d’les faire tourner, les Roues du Supplice…

— Merde, c’est pas vrai, mon boulot à moi c’est d’huiler les Axes du Citron Universel, protesta violemment le frère Plâtrier. Vous dites tout le temps que c’est mon boulot… »

Le Grand Maître Suprême soupira dans l’intimité de son capuchon tandis qu’une querelle de plus éclatait. C’était à partir de ces rebuts qu’il comptait générer un âge de Raison ?

« Vous allez la fermer, oui ? lança-t-il sèchement. Nous n’avons pas vraiment besoin des Roues du Supplice ce soir. Arrêtez, vous deux. À présent, frères… Vous avez tous apporté les objets qu’on vous a demandés ? »

Un murmure général lui répondit.

« Posez-les dans le Cercle d’Invocation », ordonna le Grand Maître Suprême.

Un attirail lamentable. Apportez des objets magiques, leur avait-il dit. Seul le frère Crocheteur avait trouvé quelque chose d’intéressant. Ça ressemblait à une espèce d’ornement d’autel, mieux valait ne pas lui demander d’où il le tenait. Le Grand Maître Suprême s’avança et tâta de l’orteil un des autres objets.

« Qu’est-ce que c’est ? fit-il.

— ’n’amulette, marmonna le frère Cagoinces. C’très puissant. L’ai achetée à un type. Garantie. Protège des morsures de crocodile.

— Vous êtes sûr de pouvoir vous en passer ? » lança le Grand Maître Suprême. Les autres frères se permirent un gloussement respectueux. « Moins de bricoles, frères, reprit le Grand Maître en pivotant. Apportez des objets magiques, j’ai dit. Pas des cochonneries ni des bijoux de pacotille ! Bon sang, la ville en déborde, de magie ! » Il baissa la main. « C’est quoi, ces machins-là, pour l’amour du ciel ?

— Des cailloux, répondit le frère Plâtrier d’une voix hésitante.

— Je vois bien. Pourquoi sont-ils magiques ? »

Le frère Plâtrier se mit à trembler. « Ils ont des trous, Grand Maître Suprême. Tout le monde sait que les cailloux avec des trous dedans sont magiques. »

Le Grand Maître Suprême revint à sa place dans le cercle. Il leva les bras en l’air.

« Bon, très bien, d’accord, fit-il d’une voix lasse. Puisqu’on ne peut pas faire autrement, on va faire comme ça. S’il nous arrive un dragon de quinze centimètres, nous saurons tous pourquoi. N’est-ce pas, frère Plâtrier ? Frère Plâtrier ? Excusez-moi. Je n’ai pas entendu ce que vous avez dit. Frère Plâtrier ?

— J’ai dit oui, Grand Maître Suprême, chuchota le frère Plâtrier.

— Parfait. Du moment que c’est bien compris. » Le Grand Maître Suprême se tourna et prit le livre.

« Et maintenant, dit-il, si nous sommes tous prêts…

— Hum. » Le frère Tourduguet leva timidement la main. « Prêts pour quoi, Grand Maître Suprême ? demanda-t-il.

— Pour l’invocation, évidemment. Bon sang, je croyais…

— Mais vous nous avez pas dit ce qu’on est censés faire, Grand Maître Suprême », gémit le frère Tourduguet.

Le Grand Maître hésita. C’était assez vrai, mais pas question de l’admettre.

« Eh bien, quoi, fit-il, c’est évident. Il faut vous concentrer. Penser fort à des dragons, traduisit-il. Tous.

— Rien d’autre, alors ? demanda le frère Portier.

— Voilà.

— Faut pas psalmodier des prunes mystiques, des trucs comme ça ? »

Le Grand Maître Suprême le regarda fixement. Le frère Portier réussit à se donner l’air aussi provocant face à l’oppression que pouvait se permettre une ombre anonyme dans un capuchon noir. Il ne s’était pas enrôlé dans une société secrète pour ne pas psalmodier des runes mystiques. Il avait attendu ça avec impatience.

« Vous pouvez si vous y tenez, répondit le Grand Maître Suprême. Maintenant, je veux que vous… Oui, qu’est-ce qu’il y a, frère Cagoinces ? »

Le petit frère baissa la main. « J’en connais pas, moi, des prunes mystiques, Grand Maître. Pas qu’on sale maudit, toujours bien…

— Fredonnez ! »

Il ouvrit le livre.

Il avait été plutôt surpris de découvrir, après des pages et des pages de radotages religieux, que l’invocation en elle-même se réduisait à une seule et petite phrase. Ni psalmodie ni poème court, ce n’était qu’une suite de syllabes sans signification. De Malachite prétendait qu’elles causaient des interférences dans les ondes de la réalité, mais le vieil imbécile avait dû imaginer ça en cours de route. L’ennui avec les mages, c’est que tout devait paraître difficile. On n’avait besoin de rien d’autre que de volonté. Et de la volonté, les frères en avaient à revendre. Une volonté mesquine et venimeuse, d’accord, saturée de malveillance, peut-être, mais néanmoins assez puissante dans son genre…

Ils ne tenteraient rien d’extraordinaire cette fois-ci. Quelque part, dans un coin discret…

Autour de lui chacun des frères psalmodiait ce dont il disposait, à son point de vue, de plus mystique dans son répertoire. L’ensemble rendait plutôt bien, en fait, tant qu’on n’écoutait pas les paroles.

Les paroles. Ah, oui…

Il laissa tomber son regard sur le livre et les prononça à haute voix.

Il ne se passa rien.

Il battit des paupières.

Lorsqu’il rouvrit les yeux, il se trouvait dans une ruelle sombre, il avait le ventre plein de feu et il était très en colère.

* * *

Cette nuit s’annonçait comme la plus mauvaise de sa vie pour Zebbo Controvers, voleur de troisième classe, et son moral n’aurait pas remonté s’il avait su qu’elle allait en plus être la dernière. La pluie consignait les gens chez eux, et il était loin d’avoir atteint son quota. Du coup, il se montrait un peu moins prudent que d’habitude.

La nuit, dans les rues d’Ankh-Morpork, la prudence est une nécessité absolue. Et en matière de prudence, il n’y a pas de demi-mesure. On est soit très prudent, soit mort. On aurait beau déambuler et respirer, on serait mort quand même.

Il entendit les sons assourdis en provenance de la ruelle voisine, fit glisser sa matraque gainée de cuir de sa manche, attendit que la victime soit sur le point de passer l’angle, bondit, lâcha un « Oh, mer… » et mourut.