À cause de la proximité du Fatima Jannah Park, il y avait souvent des animaux sauvages dans les jardins des maisons du quartier. D’ailleurs, Islamabad, découpée en carrés, avec d’interminables avenues se coupant à angle droit, ressemblait à un parc. On y tuait couramment sangliers, renards et même quelques petits félins égarés…
Seulement, il n’y avait pas que les animaux sauvages. Prudent, Sultan Hafiz Mahmood alla prendre dans son râtelier d’armes une Kalachnikov, l’arma et s’installa sur la terrasse, scrutant l’obscurité du jardin. Le bruit avait cessé, mais il n’ignorait pas que le Mossad et la CIA étaient à ses trousses. Les Américains auraient voulu le kidnapper, mats le Mossad, lui, se contenterait d’une élimination physique… Heureusement, sa maison était surveillée jour et nuit et une ligne directe la reliait au QG de l’ISI, qui pouvait intervenir très vite.
Il prit une bouteille de Defender Success « 12 ans d’âge » dans le bar et s’en versa une bonne rasade sur beaucoup de glace, faisant ensuite tourner lentement les glaçons.
Une semaine s’était écoulée depuis son expédition au Baloutchistan. Deux jours après son retour, il avait reçu la visite d’un colonel de l’ISI qui l’avait sévèrement réprimandé pour être allé à Karachi sans autorisation, alors qu’il était assigné à résidence. Sultan Hafiz Mahmood avait prétendu ne pas savoir qu’il n’avait pas le droit de se déplacer au Pakistan. Le colonel de l’ISI avait ensuite posé la question à laquelle il s’était préparé.
— Qu’étiez-vous allé faire là-bas ?
Il avait alors servi l’histoire de Gaddani Beach. Un de ses amis, armateur, voulait envoyer des bateaux à la ferraille. Il était allé se renseigner.
— C’est tout ?
— Non, j’avais rendez-vous avec un vieil ami à Gwadar, le Nawar Al Bughti. Pour essayer des vierges omanaises qu’un de ses amis lui avait envoyées.
Le colonel de l’ISI avait souri, complice.
Dans le monde musulman, les vierges étaient une obsession courante. Ce passe-temps justifiait un voyage de quelques centaines de kilomètres. L’officier de l’ISI ne lui avait posé aucune question sur les deux policiers assassinés au RPG7. Ils le soupçonnaient sûrement mais ne pouvaient rien prouver, et Jamil Al Bughti ne parlerait pas. Le colonel de l’ISI n’avait pas insisté. Déjà, son service avait enquêté à Gwadar et à Gaddani, sans rien trouver. Là-bas, toutes les bouches se fermaient dès qu’on voyait un policier…
Sultan Hafiz Mahmood but un peu de son Defender, fixant le ciel étoile. Le boutre parti de Gwadar était arrivé à destination depuis deux jours environ, mais il faudrait encore des semaines d’attente avant que Sultan Hafiz Mahmood ne recueille le résultat de ses années d’efforts. Il souffrait d’être réduit, désormais, à un rôle passif. Il ne restait sur le territoire pakistanais aucune trace de l’opération. Le local utilisé pour la phase finale avait été dynamité, ses occupants étaient dispersés. Même si, aujourd’hui, les autorités pakistanaises mettaient la main sur une trace tangible, cela ne les mènerait nulle part. En plus, il y avait gros à parier qu’elles ne souffleraient mot de leur découverte, embarrassante pour elles. De ce côté-là, Sultan Hafiz Mahmood pouvait dormir tranquille.
Pour éviter de penser sans arrêt à ce qui allait se passer, il reprit la lettre qu’un messager sûr arrivant de Londres lui avait remise le matin même. Une missive manuscrite d’Aisha Mokhtar. Elle lui réclamait tout simplement un versement de cent millions de dollars sur le compte qu’elle désignait. Afin, disait-elle, de ne plus être obligée de mendier… Cette salope se plaignait de ne plus le voir et demandait quand il pouvait la rejoindre, lui parlant de la maison qu’elle venait d’acheter à Londres.
Comme si elle ne savait pas qu’il lui était impossible de quitter le Pakistan…
La fin de la lettre était plus ambiguë, faisant allusion aux documents précieux qu’il lui avait confiés et assurant qu’elle veillait dessus comme à la prunelle de ses yeux.
Le Pakistanais froissa rageusement la lettre. C’était un chantage déguisé. Certes, Aisha ne savait pas tout de son opération, mais dans son euphorie, il avait eu la folie de la tenir au courant de son lancement et elle en connaissait les grandes lignes. À part son grand dessein, à cette époque, il concentrait toutes ses forces à lui faire l’amour, partout. Dès qu’il l’approchait, il ne pensait plus qu’à cela.
Le sommeil commençait à le gagner. Il décida de remettre au lendemain les mesures à prendre.
Malko sortit du Lanesborough, salué par le portier en haut de forme, et aperçut tout de suite la Bentley vert pâle stationnée sous l’auvent. Le chauffeur, un gaillard moustachu ressemblant à un lutteur de foire, bondit de son siège pour lui ouvrir la portière arrière.
Aisha Mokhtar l’accueillit d’un sourire éblouissant. Cette fois, elle portait un tailleur de soie bleu nuit, ouvert sur un chemisier blanc opaque, avec ce qui semblait être des bas. Malko ne pouvait imaginer qu’une femme comme elle porte des collants… Elle lui tendit sa main à baiser et il put respirer le parfum lourd dont elle s’était arrosée…
— C’est gentil de m’inviter, minauda-t-elle. Je vois tellement de gens ennuyeux.
— Vous semblez bien entourée, remarqua perfidement Malko. Ce Pakistanais est charmant.
Elle eut une moue dégoûtée.
— C’est un porc ! Dès qu’il pose ses mains humides de sueur sur moi, j’en ai la chair de poule… Il a gagné des milliards avec ses jeans, mais il ferait mieux de rester à Birmingham.
— Et votre soupirant venu du fond de l’Angleterre ? Elle émit un rire léger, juste comme la Bentley quittait Park Lane pour stopper devant le Dorchester, en face d’une brochette de Ferrari, de Porsche et de Rolls-Royce. Une Lamborghini plate comme une punaise était garée devant l’entrée. Malko avait réservé une table au fond du restaurant, à droite de l’entrée.
— Il se consolera ! Je crois qu’au fond, tout ce qu’il souhaite, c’est que je l’accompagne à Ascot, pour épater ses copains. Il n’aime vraiment que ses chevaux…
Un pianiste en queue de pie égrenait des notes mélancoliques pour le salon de thé qui occupait une bonne partie du lobby, là où les « pauvres » grignotaient quelques canapés vendus au poids de l’or, en échangeant les derniers potins de Londres. Malko regarda la salle du restaurant. Pas mal de couples. Certains riches Anglais réservaient une chambre pour y emmener leur conquête après le café. À 600 livres, cela mettait l’orgasme hors de prix… Aisha Mokhtar commanda des huîtres frites au gratin, abominable spécialité britannique, et une sole qui, d’après son prix, avait dû être élevée dans un très bon collège.
Lorsqu’elle vit arriver le magnum de Taittinger Comtes de Champagne Blanc de Blancs, millésimé 1996, porté cérémonieusement par un commis précédé du maître d’hôtel, elle poussa un vrai cri de joie.
— C’est merveilleux ! j’adooore le champagne.
— Moi aussi, assura Malko.
La glace était rompue. Aisha Mokhtar se pencha vers lui.
— Parlez-moi de vous. Que faites-vous à Londres ?
— J’aime bien Londres, j’y ai des amis, cela me change de l’Autriche et de la campagne.
— Vous vivez dans un château…
— Oh, un vieux château en mauvais état… Mais ma famille y est depuis plusieurs siècles.