— Quand repartez-vous ?
— À la fin de la semaine.
— Vous m’inviterez dans votre château ?
— Avec plaisir. Quand vous voudrez !
Il suffirait de trouver un placard assez grand et assez solide pour y enfermer Alexandra…
— La semaine prochaine ? Après, j’ai plusieurs soirées ici.
Au moins, elle était directe.
— Je vous attends ! Je viendrai vous chercher à Vienne. Dites-moi quel jour et je donnerai un grand dîner en votre honneur.
— Magnifique !
Aisha Mokhtar rayonnait. Plus bas, elle ajouta :
— Après le dîner, vous me prendrez sur la table, comme aujourd’hui, à la lueur des chandelles.
Encore un rêve de jeune fille.
— Si c’est un ordre, je l’exécuterai, promit Malko en lui baisant la main.
La manip de la CIA était en bonne voie. En tout cas, pour ce qui concernait le contact. Il pouvait difficilement être plus étroit.
Il restait à extorquer ses secrets à Aisha Mokhtar. Ce qui allait être beaucoup plus difficile.
CHAPITRE VI
Chawkat Rauf, encore abruti par le vol de onze heures Islamabad-Londres, franchit la passerelle du Boeing 747 des Pakistan Airlines pour gagner le terminal 4 de l’aéroport d’Heathrow. Quelques couloirs et il se retrouva dans la queue en face des guichets d’immigration. Regardant autour de lui, il repéra une cabine téléphonique et composa un numéro qu’il avait appris par cœur, car il ne pouvait l’inscrire nulle part, sous peine de risquer sa vie. Une voix d’homme répondit aussitôt, répétant simplement le numéro.
— C’est « Fox ». Je viens d’arriver, annonça le Pakistanais.
La voix se fit aussitôt plus chaleureuse.
— Good ! Vous avez fait bon voyage ?
Comme si un voyage pouvait être bon en classe éco, serré comme des sardines, les genoux sous le menton… Les Britanniques avaient toujours le sens de l’humour.
— Excellent, sir, répondit néanmoins le Pakistanais.
— Some interesting news ? demanda d’un ton détaché son correspondant, John Gilmore, agent du MI6, qui le « traitait » depuis bientôt deux ans, après l’avoir recruté à Peshawar, au Pakistan, en le tirant d’une fâcheuse histoire de trafic de drogue…
Parlant parfaitement urdu et pachtou, John Gilmore se mouvait au Pakistan comme un poisson dans l’eau. Une fantaisie administrative l’avait fait affecter à Londres, dans le hideux et futuriste bâtiment regroupant désormais toutes les sections du MI6, sur la rive sud de la Tamise, dans Albert Embankment, un incroyable château fort de science-fiction, doté de vitres vertes réfléchissantes qui le faisaient ressembler à une création de bande dessinée. Cet étrange aspect était voulu. Le gouvernement britannique, convaincu que pour le monde entier l’archétype de l’espion était James Bond, avait décidé de créer à Londres une nouvelle attraction touristique, en sus de la relève de la garde à Buckingham ou de la Tour de Londres, un peu dépassées. Le « QG » de James Bond, espion de Sa Majesté. Pari gagné. Des milliers de touristes japonais se ruaient tous les matins pour photographier cette monstruosité architecturale. Hélas, le budget de la construction ayant été allègrement dépassé, les aménagements intérieurs avaient été réduits au strict minimum ! Aussi les agents du MI6 regrettaient-ils amèrement leurs fauteuils de cuir et les boiseries de leurs safe-houses jadis dissimulées un peu partout en ville. John Gilmore, lui, regrettait le Pakistan, se morfondant à rédiger à longueur de journée des synthèses sur le sous-continent que personne ne lisait. Sa seule véritable tâche intéressante était de « traiter » Chawkat Rauf deux fois par an…
— Very interesting news, sir, confirma d’une voix pleine d’excitation la taupe du MI6. J’ai pu me procurer pour une somme importante un objet ayant appartenu à un proche de Bin Laden, annonça Chawkat Rauf. Un caméscope, sir.
John Gilmore sentit le vent victorieux de Trafalgar l’effleurer mais coupa vivement Chawkat Rauf. Il se méfait du téléphone et cette ligne n’était pas sécurisée.
— Well, dit-il. Nous parlerons de ceci de vive voix. Où allez-vous loger ?
— À la mosquée de Green Street.
Cette mosquée était considérée par le MI6 comme une base d’Al-Qaida. John Gilmore n’hésita pas.
— Avant d’y aller, je pense que ce serait une bonne idée de prendre un taxi et de venir au 33 Queen Ann’s Gate.
— Very well, sir, promit Chawkat Rauf. Je serai là dans une heure.
Il raccrocha et revint se placer dans la queue des guichets de l’Immigration. Son passeport pakistanais à la main, muni d’un beau visa délivré par le consulat britannique de Peshawar. Il était désormais pratiquement impossible pour un Pakistanais « ordinaire » de venir en Grande-Bretagne, même pour se faire soigner. Une seule catégorie échappait à la règle : les collecteurs de fonds, qui venaient chercher de l’argent dans la diaspora pakistanaise, pour des œuvres humanitaires ou religieuses. De concert avec ses « employeurs », Chawkat Rauf avait choisi cette catégorie. Deux fois par an, il venait faire la quête à Londres ou à Birmingham, recueillant 400 000 ou 500 000 livres sterling, une somme colossale en roupies…
L’Islamic Relief Fund, l’ONG à laquelle il appartenait et qui reversait secrètement une partie de ses fonds à la mouvance d’Al-Qaida, était ravie de ses prestations et le laissait venir en Europe. Bien entendu, au consulat de Peshawar, son nom était précédé d’une pastille rouge, signifiant qu’on ne devait jamais lui refuser un visa…
La pratique était courante pour les collecteurs de fonds, et les soupçonneux islamistes n’y voyaient que du feu.
Ce n’était pas par pure bonté d’âme que le Foreign Office britannique procédait ainsi. Cela permettait de suivre en partie le financement des islamistes radicaux et cette attitude renforçait la tolérance affichée du gouvernement britannique pour l’islam non terroriste. De tous temps, les gouvernements successifs de Grande-Bretagne avaient décidé qu’ils ne pouvaient pas affronter deux risques en même temps : l’IRA et le terrorisme islamiste.
Il y avait donc un gentlemen’s agreement.
Chawkat Rauf tendit donc son passeport à l’Immigration Officer sans la moindre angoisse. Lorsque le Britannique tapa son nom sur l’ordinateur, une étoile apparut immédiatement sur l’écran. Signe qu’il ne fallait poser aucune question. Cinq minutes plus tard, le voyageur, encore en tenue pakistanaise, camiz-charouar et gilet élimé, émergeait dans le hall des arrivées, où une foule colorée guettait les passagers du vol de la PIA.
Chawkat Rauf allait se diriger vers les taxis lorsqu’il aperçut un visage connu dans la foule. Un homme portant la même tenue que lui, un calot plat sur la tête : Sambal Chahan, le responsable de la mosquée de Green Street où il devait loger, dans le quartier d’Upton Park, l’East End londonien. Sambal Chahan l’étreignit chaleureusement, l’embrassant trois fois à la pakistanaise, et annonça :
— Les frères de Peshawar nous ont prévenus par e-mail de ton arrivée. J’ai voulu venir t’accueillir moi-même.
Chawkat Rauf, un peu surpris, ne put que remercier son interlocuteur de sa sollicitude. Cela l’ennuyait d’emporter le caméscope à la mosquée, mais il n’avait guère le choix. Il faudrait, dès que possible, qu’il parvienne à s’éclipser.
À Peshawar, il avait récupéré le précieux objet au dernier moment, avant de prendre le bus pour Islamabad.
Ils gagnèrent la station Heathrow de la ligne Northern et s’installèrent dans le wagon de tête. Avec le changement à West Kensington, ils en avaient pour une bonne heure, traversant tout Londres. Et encore, maintenant, le métro ne connaissait-il plus de pannes interminables… Chawkat Rauf regarda à la dérobée une publicité de la Barclay’s Bank. C’est là que chaque mois le MI6 versait 200 livres sur un compte ouvert au nom de Fox. Le jour venu, il pourrait s’acheter une boutique, faire venir sa famille en Grande-Bretagne et couler des jours paisibles. Seulement, chaque fois qu’il parlait à son traitant de décrocher, on lui demandait toujours un petit travail en plus. En réalité, il était, sans le savoir, la meilleure source du MI6 proche d’Al-Qaida. Et donc pas près de prendre sa retraite.