John Gilmore repartit d’un pas lent, pour digérer. Se demandant ce qui était arrivé à Chawkat Rauf, son informateur d’habitude si ponctuel.
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Étendu sur un charpoi défoncé qui occupait presque toute la surface de la chambre minuscule où il logeait, au-dessus de la mosquée de Green Street, Chawkat Rauf guettait les bruits de la rue. Sérieusement inquiet. Depuis son arrivée, le matin même, il n’avait pas été laissé seul une seconde. Il y avait toujours quelqu’un pour lui faire la conversation, discuter religion, demander des nouvelles du Pakistan.
Au départ, son interception à l’aéroport de Heathrow par Sambal Chahan ne l’avait pas alarmé. Mais ce dernier cumulait les fonctions de responsable de la mosquée et de chef de l’organisation clandestine islamiste locale, et maintenant son angoisse grandissait tandis qu’il constatait que tous ceux qui s’attachaient à ses pas en étaient membres… Cette sollicitude extrême dissimulait-elle des soupçons à son égard ?
Le précieux caméscope acheté à Bara Market était soigneusement enveloppé dans ses vêtements de rechange, au fond de son sac qui lui servait d’oreiller. Si on le découvrait, il aurait à répondre à des questions très gênantes. Pour la première fois depuis qu’il travaillait pour le MI6, il mourait de peur. La surveillance dont il était l’objet était anormale… Même pour aller acheter des fruits en face, un des « frères » de la mosquée l’avait accompagné. Pas question de s’approcher du téléphone public situé contre le mur de la mosquée.
Il se pencha à la petite fenêtre de sa chambre et regarda la circulation dans Green Street. Pendant quelques instants, il songea à sauter dehors, en emportant la caméra. Il n’y avait que deux étages, il suffirait ensuite de téléphoner au numéro qui répondait vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Seulement, c’était se dévoiler et « ils » se vengeraient aussitôt sur sa famille restée au Pakistan. L’escalier craqua et une tête hirsute apparut, avec un sourire édenté.
— Tu viens partager notre repas, mon frère ? Chawkat Rauf se leva, soulagé de cette digression. Ils mangeaient au rez-de-chaussée, dans une petite pièce attenante à la salle de prière. La nourriture était déjà sur la table : des pois chiches, des morceaux de poulet dans une bassine, du riz au safran et des fruits. Cinq hommes étaient déjà là, dont Sambal Chahan, le responsable de la mosquée, qui s’adressa à lui d’un ton chaleureux.
— Quand commences-tu à récolter l’argent ? J’ai quelques adresses à te donner.
— Demain, si Dieu le veut, répondit Chawkat Rauf en dévorant un morceau de poulet. Je ne dois pas perdre de temps.
Enfin l’occasion de se débarrasser du caméscope. Sambal Chahan approuva d’un vigoureux signe de tête.
— C’est bien. En même temps, je voudrais que tu formes à cette tâche difficile notre jeune frère Awaz.
Il désignait un garçon jeune, athlétique, au teint très foncé, vêtu d’un polo bleu. Il avait des traits fins, une barbe bien taillée et d’épais sourcils qui se rejoignaient presque.
— Ce sera avec plaisir, répondit mécaniquement Chawkat Rauf, glacé intérieurement.
— Il t’accompagnera dès demain et tu lui apprendras comment obtenir de l’argent pour Dieu.
Awaz faisait partie de l’organisation et personne ne l’avait jamais accompagné dans ses tournées. Cette fois, il n’y avait plus de doute : on le soupçonnait d’être un traître. Le responsable de la mosquée continuait à sourire chaleureusement mais le poulet dans la bouche de Chawkat Rauf avait un goût de cendres. Ils ne le lâcheraient plus jusqu’à son départ de Londres. Et, là-bas, à Peshawar, on l’emmènerait dans le désert et on l’égorgerait après l’avoir fait parler…
Le repas se termina rapidement et en se levant, Sambal Chahan suggéra :
— Veux-tu prendre l’air ? Cela te fera du bien. Je vais te montrer tout ce qui a changé depuis ton dernier passage.
Encadré de Sambal Chahan et d’Awaz, Chawkat Rauf s’engagea dans Green Street. Il y avait beaucoup d’animation, des femmes en sari, voilées, se pressaient dans les innombrables bijouteries. Il aperçut un bobby au carrefour, réglant la circulation. Un Pakistanais ou un Indien. Il eut envie de courir vers lui, mais se retint : en Angleterre, les policiers n’étaient pas armés, et le temps qu’il explique qui il était vraiment, ses accompagnateurs lui auraient tranché la gorge. Il était certain qu’ils portaient des armes blanches sous leur camiz flottant. Ils passèrent devant la station de métro, puis revinrent sur leurs pas, après le marché. Chawkat Rauf était obsédé par une seule idée : comment, le lendemain, fausser compagnie à Awaz, son accompagnateur ? Rien ne se passait comme prévu… Si seulement il avait possédé un téléphone portable ! Mais seul le responsable de la mosquée en avait un, ainsi qu’Internet dans son bureau toujours fermé à clef.
Il fut presque soulagé de retrouver le bâtiment vert de la mosquée : la tension nerveuse l’épuisait.
Après les embrassades d’usage et la dernière prière, il monta directement dans sa chambre et se jeta sur le vieux charpoi, prenant machinalement son sac pour se caler la tête. Tout de suite, il sentit quelque chose de bizarre : le sac était étrangement léger… Fiévreusement, il écarta le lacet qui le fermait et plongea la main dedans. Il retint un cri : le caméscope avait disparu.
Il eut beau fouiller comme un fou, regardant même dans le charpoi, il ne trouva rien. Quelqu’un était venu pendant sa promenade et avait volé le caméscope. Or, une honnêteté scrupuleuse régnait parmi les membres de cette communauté religieuse, et aucun de ses membres n’avait l’usage de ce genre d’objet. Le cœur battant la chamade, Chawkat Rauf s’assit sur le lit, la tête dans ses mains.
Cette fois, tout était clair ! Sa prise en mains n’était pas un hasard. Il ignorait comment, mais les gens d’Al-Qaida avaient appris qu’il était en possession de l’appareil. Cela ne pouvait venir que de Peshawar. Il revit le vieux Sikh qui le lui avait vendu. C’était probablement lui qui avait parlé.
Chawkat Rauf se mit à trembler convulsivement. Il se leva et s’approcha de la porte, l’oreille tendue. Il ouvrit doucement et inspecta l’escalier. S’il descendait à pas de loup, il pourrait peut-être gagner la rue et s’enfuir. Il descendit quelques marches et s’arrêta net, le pouls en folie. Quelqu’un, dont il ne distinguait que la moitié du corps, dormait sur un matelas, en bas de l’escalier.
Il revint s’allonger dans le noir, les yeux ouverts, sursautant au moindre bruit. Impossible de trouver le sommeil. Il se répétait qu’il ne sortirait pas vivant de cette mosquée. Il ouvrit la fenêtre mais c’était vraiment trop haut. Il eut soudain une idée. Arrachant une page de son carnet, il y griffonna rapidement quelques mots en anglais. « Help me. Call 911. I am prisoner in the mosque, 88 Green Street. My name is Chawkat Rauf. »
Il chercha autour de lui un objet lourd et trouva une pierre qui servait de presse-papier. Il l’enveloppa avec le mot qu’il venait d’écrire, ouvrit la fenêtre et se pencha à l’extérieur : Green Street était déserte, les boutiques fermées. De toutes ses forces, il lança son projectile improvisé de l’autre côté de la rue et le vit atterrir dans le caniveau.