L’islamiste, après avoir fait tourner le moteur de la Yaris, rentra chez lui. C’était son heure de relative liberté. Son téléphone, son courrier électronique, son fax étaient surveillés. Deux caméras, plantées en face de chez lui, enregistraient tous les visiteurs. De plus, il portait, fixé à la cheville, un bracelet électronique qui enregistrait tous ses déplacements. Abu Qutada avait droit à certains itinéraires, à des heures fixes, et ne devait pas s’en écarter… Aller chez le dentiste ou le médecin nécessitait une autorisation préalable… En dépit de ces menus inconvénients, sa vie se déroulait de façon plutôt paisible.
Chaque matin, il se rendait en voiture au supermarché Asda, en contrebas de la mairie de Brent, et y faisait quelques emplettes. Il avait signalé cette « ouverture » à ses amis intimes, qui lui envoyaient parfois des messagers sûrs au supermarché.
Il ressortit de son cottage et se mit au volant de sa voiture. Il allait toujours seul chez Asda.
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Shapour Nawqui, descendu à la station Wembley Park, avait, à l’aide de son plan, trouvé facilement le supermarché Asda. Il était en avance, ce qui lui avait permis de gagner le rayon bricolage. Là, il avait sélectionné une très belle hache à manche court, en promotion, chaudement recommandée par le vendeur, et l’avait payée onze livres et vingt-sept shillings, après en avoir éprouvé le tranchant.
Ensuite, sa hache enveloppée dans un sac de papier, il avait traîné dans le magasin, guettant l’entrée. La veille, il avait pris une chambre dans un motel à côté de Heathrow, en expliquant qu’il avait raté son train. Grâce à son passeport britannique, l’employé de la réception ne lui avait rien réclamé. À tout hasard, Shapour Nawqui avait payé sa chambre d’avance, en liquide. Ensuite, il avait pris le métro et gagné le centre de Londres. Là, il lui avait fallu un certain temps pour se repérer et gagner le quartier huppé de Belgravia, afin de reconnaître le domicile de sa « cible ». Même dans ce quartier sélect, la présence d’un Pakistanais ne se remarquait pas : Londres était une ville cosmopolite et, d’ailleurs, l’ambassade du Pakistan ne se trouvait pas loin de là, dans Lowndes Square. Shapour Nawqui ne s’était pas trop attardé, allant quand même jusqu’au fond de Belgravia Mews North et repérant la Bentley verte garée devant le numéro 45, comme on le lui avait dit.
Par superstition, il ne voulait pas « travailler » avant d’avoir la bénédiction d’Abu Qutada…
Il regarda sa fausse Rolex, achetée à Peshawar : onze heures et demie. Pourvu que l’islamiste en résidence surveillée n’ait pas changé ses habitudes ! Il n’avait aucun moyen de le joindre ; au fond de sa poche, il serrait la note qu’on lui avait remise pour lui, écrite d’une écriture minuscule et codée. Un rapport provenant directement du premier cercle d’Oussama Bin Laden, qui estimait beaucoup Abu Qutada. Celui-ci n’avait jamais renié ses convictions et avait payé un lourd tribut à sa vie militante, avec des années de prison et d’internement administratif…
Shapour Nawqui aperçut enfin le barbu en tenue blanche qui franchissait la porte du supermarché, coiffé d’un turban blanc.
C’était lui, Abu Qutada. Il le reconnut facilement, sa photo était régulièrement dans les médias.
Il s’imposa de ne pas bouger et observa l’homme qui venait d’entrer et échangeait quelques mots avec une caissière, avant de se diriger vers le rayon alimentation. Shapour Nawqui se rapprocha de lui, l’épiant à distance, et surtout contrôlant les autres clients du magasin. Au bout de dix minutes, il n’avait aperçu aucune personne suspecte et il finit par se rapprocher d’Abu Qutada. Ce dernier était en train de choisir des fruits. Shapour Nawqui arriva tout près de lui et murmura :
— Frère, tu ne me connais pas mais je suis un ami du mollah Mansour, qu’Allah l’ait en Sa Sainte Garde.
Abu Qutada ne broncha pas, continuant à tâter des mangues, puis il se retourna à demi, toisant son interlocuteur. Il lui tendait une mangue, comme pour la lui faire goûter.
— Quel est ton nom, mon frère ? demanda-t-il.
— Shapour Nawqui.
— Le « Cobra » ?
— Certains m’appellent ainsi, reconnut le Pakistanais. Je suis venu à Londres pour une autre raison, mais on m’a confié un document pour toi. Puis-je te le remettre ? Il paraît que c’est important.
Abu Qutada regarda autour de lui et dit, sans regarder le Pakistanais :
— Laisse tomber ton bras le long de ton corps. Quand nos mains vont se frôler, tu me le passes.
Personne ne put voir le geste discret. D’un geste naturel, Abu Qutada mit le papier dans sa poche, puis reprit la sélection de ses mangues. Son regard croisa celui de « Cobra » et il demanda :
— Tu restes longtemps à Londres, mon frère ? Shapour Nawqui secoua la tête.
— Non, mon frère, dès que j’aurai rempli la volonté de Dieu, je repartirai, inch Allah.
Le regard d’Abu Qutada se fit plus acéré.
— As-tu besoin de quelque chose, mon frère ? Je suis très surveillé mais, comme tu le vois, ce n’est pas suffisant pour contrarier la volonté de Dieu.
— Non, assura Shapour Nawqui. Je ne veux pas te causer de souci. Dieu m’inspirera.
— Je prierai pour toi, promit Abu Qutada, en s’éloignant vers la caisse. Dis à nos amis qu’aucune épreuve ne me brisera. Et, si tu as la chance d’approcher le Cheikh, transmets-lui mon humble et admiratif souvenir, par le Dieu Tout-Puissant et Miséricordieux.
Il s’éloigna vers la caisse et Shapour Nawqui resta à flâner dans les rayons. Soulagé. Désormais, il pouvait se consacrer à sa mission principale.
De loin, il aperçut Abu Qutada gagner le parking et monter dans une petite voiture blanche.
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— Venez immédiatement à Grosvenor Square, ordonna Richard Spicer. Il n’y a pas une minute à perdre.
Malko était un peu interloqué par cette convocation rapide, impromptue à huit heures du soir. Ils ne s’étaient pas revus depuis le constat d’échec de la dernière réunion au MI6 et, à vrai dire, à part satisfaire les pulsions sexuelles d’Aisha Mokhtar, il ne voyait plus très bien son utilité à Londres. Il était certes persuadé que la Pakistanaise ne lui disait pas toute la vérité, mais comment la faire parler ? Intrigué, il sauta dans un taxi. L’ambassade des États-Unis était plongée dans l’obscurité, à part quelques fenêtres éclairées au cinquième étage. C’est là qu’il retrouva Richard Spicer, visiblement très préoccupé.
— Il y a du nouveau, annonça l’Américain. Les Pakistanais ou Al-Qaida ont envoyé un tueur à Londres. Il est possible que cela concerne Aisha Mokhtar. J’ai demandé au « 5 » de mettre un dispositif de protection autour d’elle.
Malko tombait des nues.
— Qui vous a appris cela ?
Richard Spicer alla se servir un scotch, et, après avoir remis en place la bouteille de Defender « 5 ans d’âge », s’assit en face de Malko.
— Vous avez entendu parler d’un islamiste appelé Abu Qutada ?
— Oui, bien sûr. Il avait disparu.
— Il était en prison, sans jugement, les Brits ont été obligés de le remettre en liberté, à cause des pressions européennes, et il est en résidence surveillée, très contrôlée, dans le West End. Il a gardé des contacts avec les gens d’Al-Qaida et reçoit de nombreuses visites. Or, ce matin, alors qu’il faisait ses courses dans un supermarché, il a été abordé par un homme qui lui a dit arriver du Pakistan et qui était porteur d’un message pour lui, de la part d’un groupe d’Al-Qaida basé à Ghasni, sur la frontière afghane.