— Cet engin nucléaire n’est sûrement pas destiné à la Somalie, remarqua Malko.
— Évidemment ! renchérit Richard Spicer. Mais c’est un endroit judicieux pour le planquer.
— Bizarre ! Pourquoi le planquer ? Pourquoi ne pas l’utiliser tout de suite ? Puisqu’il se trouvait déjà sur un navire.
Le chef de station lui jeta un regard ironique.
— Le genre de bateau sur lequel il a été chargé ne va pas souvent à New York. C’est, d’après les Pakistanais, un boutre qui fait du tramping régional. Un bateau d’une vingtaine de mètres, qui ne pouvait aller très loin.
— Vous avez déjà pris des mesures ?
— Bien sûr. La Ve Flotte est en alerte. Plusieurs bâtiments ont été appelés en renfort sur la zone et vont systématiquement arraisonner tout ce qui sort de Mogadiscio. Nous avons également alerté notre base à Djibouti et ils vont intensifier la surveillance de la côte somalienne avec leurs drones.
— Ce que nous recherchons n’est pas bien gros, objecta Malko. Une simple palette avec un chargement recouvert d’une bâche. Même le meilleur des drones n’aidera pas beaucoup. C’est tout ?
— Non, Langley est en train de rechercher tous les contacts que nous pouvons avoir dans le coin, à travers d’autres Services. Mais des dizaines de navires arrivent et repartent de Somalie toutes les semaines et il n’y a aucun contrôle, nulle part. Pas de registre portuaire, pas d’administration.
— Vous filmez la zone régulièrement ?
— Non. Par sondages.
— Pas de satellites ?
— Non plus ; il n’y a rien eu d’important depuis longtemps. On laisse les Israéliens traiter le problème à travers les services kenyans, qui ne sont pas brillants. On est dans la merde.
Il alla prendre une bouteille de scotch dans le bar et, après en avoir offert à Malko qui déclina, se servit une solide rasade de Defender. Visiblement, il en avait besoin.
Et encore, c’était une litote… Malko regarda les frondaisons de Grosvenor Square.
— Il faut que les Pakistanais mettent la main sur le capitaine du boutre qui a transporté le truc, dit-il. Qu’on en sache un peu plus. Sinon, c’est chercher une aiguille dans une meule de foin.
Richard Spicer soupira.
— Allez expliquer cela à Langley ! La Maison Blanche les harcèle ! Ils veulent savoir tout, tout de suite. Un des conseillers du Président a même suggéré de fermer tous les ports américains jusqu’à nouvel ordre…
— Belle victoire pour Al-Qaida ! conclut Malko. Ce transfert a dû laisser des traces. Notre seule chance, c’est que cette bombe se trouve encore là-bas. La première des choses à faire est peut-être d’aller voir sur place.
Richard Spicer le regarda, bouche bée.
— Allez voir, comment ?
— Avec des troupes, précisa Malko. Vous avez une base importante à Djibouti et la Ve Flotte dans l’océan Indien. Cela m’étonnerait, si cette bombe est toujours là-bas, qu’elle ait été transportée à l’intérieur du pays. Il suffit donc de ratisser la côte, avec quelques centaines d’hommes et du matériel lourd…
Richard Spicer émit un ricanement douloureux.
— Vous n’avez pas vu Blackhawk down, le film sur notre expédition de 1993 en Somalie ? Dès qu’on prononce le nom de Mogadiscio, au Pentagone, les généraux filent aux abris. Là-bas, les bébés naissent une Kalach entre les dents. Tout le monde est armé. Il y a de la mitrailleuse lourde, de l’artillerie légère, des missiles sol-air. À la vue du premier hélico, la population se soulèvera comme un seul homme. Ce n’est pas une poignée d’hommes qu’il faut, mais une opération engageant un véritable corps expéditionnaire. Et où va-t-on le prendre ? Tout le monde est en Irak ou en Afghanistan. On ne peut même pas réunir assez de soldats pour pacifier la région de Kandahar.
Malko, caustique, laissa tomber :
— Il faut savoir ce que vous voulez ! Ce risque potentiel mérite des efforts. Ou vous n’y croyez pas…
— Oh si, on y croit ! fit amèrement Richard Spicer. Et les Pakistanais aussi y croient, maintenant. Et ils sont morts de peur. Car en cas de vrai pépin, ils serviront de bouc émissaire…
— Alors, que voulez-vous faire ? Désormais, vous avez deux certitudes : la bombe existe et elle a quitté le Pakistan à destination de Mogadiscio. À propos, savez-vous quand ?
Richard Spicer retourna s’asseoir derrière son bureau et ouvrit un dossier.
— D’après les Pakistanais, fin avril. La meilleure période pour traverser l’océan Indien, entre la fin de la mousson d’hiver et le début de la mousson d’été. C’est le moment où la mer est à peu près calme.
— Nous sommes en juin, remarqua Malko. La traversée entre le Baloutchistan et la Somalie dure combien ?
— Il y a exactement 2 022 milles entre Gwadar et Mogadiscio, précisa l’Américain. Ce genre de boutre marche à sept ou huit nœuds en moyenne, ce qui donne une traversée comprise entre vingt-cinq et vingt-huit jours de mer.
— Donc, conclut Malko, cet engin nucléaire est arrivé là-bas dans la dernière semaine de mai. À mon avis, il a dû immédiatement être transbordé sur un autre navire, plus gros et plus rapide. Car, par la route, je ne vois pas où il aurait pu aller. Au Kenya ? En Éthiopie ? C’est peu probable. Par contre, grâce à l’absence totale de contrôle portuaire à Mogadiscio, il a pu être chargé sur un navire qui l’attendait pour sa destination finale.
— Je suis d’accord avec vous, confirma Richard Spicer.
Dès que nous avons eu cette information, elle a été communiquée à tous les ports américains et britanniques, pour qu’ils soient particulièrement vigilants avec tout navire ayant mention sur son livre de bord d’une escale ou d’un mouillage à Mogadiscio. Seulement, cette approche a des limites.
— Pourquoi ? demanda Malko.
— On contrôle l’itinéraire d’un navire de deux façons, expliqua le chef de station de la CIA. D’abord, par l’examen de son livre de bord, qui doit mentionner toute escale ou mouillage. Et ensuite par les déclarations des capitaineries des ports où il a relâché… Dans le cas de Mogadiscio, il n’y a pas de capitainerie. Si le capitaine d’un navire décide de ne pas noter sur son livre de bord qu’il a fait escale à Mogadiscio, c’est très difficile de s’en apercevoir. Or, je suppose que le capitaine d’un bateau transportant une bombe atomique ne va pas se vanter de son passage à Mogadiscio en arrivant dans un port britannique ou américain.
C’était frappé au coin du bon sens.