- C’est la version officielle, répondit Aurore après une brève hésitation, mais maintenant que vous savez qui je suis, cela n’a plus beaucoup d’importance. L’idée était de Mme Berckhoff lorsqu’il s’est agi de nous trouver un logis plus sûr qu’une auberge. Connaissez-vous Michel Hildebrandt ?
- Son nom me dit quelque chose mais j’avoue que je le situe mal.
- Il était le secrétaire de mon frère jusqu’à la disparition de celui-ci et s’était engagé à devenir le mien dès qu’il aurait mis ordre à ses affaires en Hanovre. Or, je n’ai plus de nouvelles de lui…
- Et c’est lui que vous cherchez. Est-ce qu’il n’habitait pas la maison de M. le comte ?
- Si. Bien sûr. Du moins jusqu’à sa disparition, mais il était d’ici et avait hérité de ses parents un bien dans Sankt Klemens Strasse, près de l’église, et c’est là qu’il a dû retourner.
- Voulez-vous que j’envoie mon époux demander après lui ?
- Non, merci. A cette heure tardive, cela pourrait éveiller des curiosités. J’irai dès le matin avec Nicolas.
Le jour suivant, aussi gris que le précédent, les trouva en effet aux abords de l’église, flânant le nez en l’air avec l’allure tranquille d’étrangers qui visitent une ville inconnue. Aurore eut vite repéré la maison Hildebrandt, facile à reconnaître avec ses murs jaunes sur l’un desquels on avait peint une sorte d’ange pourvu d’ailes beaucoup trop petites pour sa taille.
- S’il arrive à voler avec ça il n’ira pas loin, remarqua Asfeld entre ses dents. Ce qui lui valut un coup d’œil surpris : Aurore n’aurait jamais imaginé que son compagnon pût avoir si peu que ce soit le sens de l’humour. Cela méritait d’être encouragé et elle lui sourit :
- En tout cas, je me demande s’il y a quelqu’un là-dedans. Les volets sont fermés.
- Il est encore tôt et votre « secrétaire » ne se lève peut-être pas de bonne heure ? Je vais sonner.
Joignant le geste à la parole, il empoigna la chaîne suspendue près de la porte et l’agita vigoureusement à plusieurs reprises, mais sans faire surgir le moindre signe de vie.
- On dirait qu’il n’y a personne, remarqua-t-il en déclenchant un nouveau carillon qui, cette fois, fit apparaître à la fenêtre d’un logis voisin une tête d’homme coiffée d’un bonnet qui tonna :
- Qu’est-ce que vous avez à faire ce tintamarre du diable ? Vous n’avez pas encore compris qu’il n’y a personne ?
- Je m’en rends compte, fit Nicolas sans se démonter, mais je suis venu de loin pour rencontrer M. Hildebrandt et vous me voyez fort contrarié de son absence. Sauriez-vous par hasard où il est ?
L’homme au bonnet grommela des mots intraduisibles et referma sa fenêtre… qui se rouvrit presque aussitôt pour livrer passage à un visage de femme. Elle cria :
- Patientez un moment ! Je descends !
Un instant plus tard, enveloppée d’un vaste châle et chaussée de sabots, une dame replète dont le capuchon recouvrait un chignon de nattes en cheveux gris surmonté d’un affiquet de ruban noir les rejoignait, arborant une mine compatissante qui fit froncer les sourcils d’Aurore.
- Vous cherchez ce pauvre M. Hildebrandt ? demanda-t-elle en frottant l’une contre l’autre ses mains à demi couvertes de mitaines de laine noire. Vous étiez de ses amis peut-être ?
- Pourquoi « étiez » ? gronda Aurore qui n’aimait pas plus l’air confit de la bonne femme que la rudesse de son époux. Lui est-il arrivé quelque chose ?
- Ça on peut le dire ! Pauvre jeune homme ! Toujours si poli ! On ne le voyait pas souvent, surtout après la mort de ses pauvre parents qui étaient bien les voisins les plus paisibles et les plus obligeants qui soient. Nous en parlons souvent, Herr Acker et moi. Herr Acker est mon mari et il ne faut pas lui en vouloir s’il se montre parfois un peu grincheux. Ce sont ses rhumatismes, vous savez et avec ce temps…
Le discours risquait de durer, Nicolas y mit fin sans trop de douceur :
- Pardon, madame mais si nous compatissons aux douleurs de monsieur votre époux, c’est de Michel Hildebrandt que nous sommes en peine. Que lui est-il arrivé, s’il vous plaît ?
- Il est mort, mon pauvre monsieur…
- Mort ? lâchèrent simultanément Aurore et Asfeld. Mais comment ?
- Oh, bien vilainement ! Il ne méritait pas ça mais vous savez…
Refrénant difficilement l’envie de prendre cette femme aux épaules pour la secouer comme un prunier, Aurore s’écria :
- Mais enfin comment est-il mort ? Dites-le, par tous les diables !
Son dernier mot lui valut un regard horrifié et la femme se signa précipitamment :
- Il a été assassiné !… Là, devant sa porte ! On l’a trouvé hier matin dans la neige, un grand couteau planté dans le dos, juste en travers du seuil. Même que son corps empêchait de fermer la porte… Vous vous sentez mal, jeune homme ? ajouta-t-elle à l’intention d’Aurore. Les jambes fauchées par ce nouveau coup du sort, elle s’était assise sur le montoir à chevaux.
En dépit du froid, la petite scène que jouaient depuis un instant les trois personnages avait éveillé les curiosités. Des gens, rapidement couverts de ce qui leur était tombé sous la main, s’approchaient, mais quelqu’un fut plus rapide qu’eux : le pasteur de l’église voisine. Un coup d’œil lui suffit pour comprendre ce qui venait d’arriver et il opposa aussitôt sa haute silhouette aux curieux :
- Je vous en conjure, mes frères ! Rentrez chez vous ! Si ces jeunes gens sont de la famille du mort, il ne faut pas que votre indiscrétion ajoute à leur chagrin. Je vais m’en occuper. Quant à vous, allez prier ! Cela sera meilleur pour tout le monde !
Sa voix profonde comme un bourdon de cathédrale, le feu impérieux de ses yeux lui conféraient sans doute une grande influence. Le flot s’arrêta net puis reflua lentement. A regret visiblement, mais il reflua. Telle une meute à l’ordre d’un piqueur. Celui-ci se tourna vers les deux étrangers :
- Je suis le pasteur Cramer, dit-il. Seriez-vous de la famille ? Il me semblait pourtant que le malheureux n’en avait plus.
- Seulement des amis, répondit Asfeld pour laisser à Aurore le temps de se remettre. Nous venons de Hambourg et nous ne sommes que de passage dans cette ville, mon jeune cousin et moi, et l’idée nous est venue de saluer Herr Hildebrandt avec qui nous avons lié connaissance au cours d’un de ses séjours à l’hôtel Wrangel. Or nous tombons sur cette catastrophe à laquelle nous ne comprenons rien et qui nous atterre.
- Comment vous appelez-vous ?
- Je suis Nicolas Asfeld et voici Hugo Mellendorf, répondit-il, avalant volontairement les particules. Auriez-vous la bonté, Monsieur le pasteur, de nous dire pour quelle raison on a tué ce malheureux Michel et aussi ce que l’on a fait de son cadavre ? Les gens de M. le bourgmestre s’en sont chargés je pense…
- Non. C’est moi. Il est dans la crypte de l’église et en souvenir de ses parents qui étaient les meilleurs gens du monde, je compte m’occuper de ses funérailles…
- Mais enfin, coupa Aurore, n’y aura-t-il pas enquête de la police ducale ? Il faut savoir qui l’a tué…
- Le palais a déclaré qu’il laissait ce soin à la police urbaine…
- Ce qui signifie que l’assassin peut dormir tranquille, fit la jeune fille avec une colère dont elle ne fut pas maîtresse… Oh, c’est indigne, indigne ! Ce garçon a-t-il cessé d’être sujet de l’Electeur parce que…
La main de Nicolas lui serra discrètement le bras pour lui faire comprendre qu'elle en disait trop et en même temps il demandait :