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Ils le furent plus encore qu'elle ne l’imaginait. Durant deux semaines, elle fut malade à mourir, dut garder le lit et fit condamner sa porte sous le prétexte d’avoir pris froid et d’en avoir tiré une mauvaise fièvre. Aucune visite n’était admise et surtout pas celle de Frédéric-Auguste, mais de ce côté-là elle n’avait pas grand-chose à craindre. Vaillant au combat, dur au mal quand il s’agissait de blessures, le prince avait une peur bleue de la maladie qui transforme l’homme en réceptacle de sanies aussi répugnantes que contagieux. Il ne vint donc pas, envoya des fleurs et s’en alla passer quelques jours dans le Harz pour y chasser.

Ce fut un immense soulagement pour Aurore. L’esprit plus libre, elle n’eut à s’occuper que d’elle-même et peu à peu les désagréables manifestations de sa future maternité parurent diminuer. Elle put se lever, s’habiller et quitter enfin sa chambre pour s’installer dans le cabinet attenant où elle aimait à se tenir pour écrire, broder ou chantonner en s’accompagnant à la guitare et en regardant les flammes danser dans la cheminée.

C’était justement à cela qu’elle s’occupait quand un vacarme éclata dans la maison, mais elle n’eut pas le loisir d’allonger le bras pour attraper la sonnette. Violemment poussée, la double porte livra passage au dieu des tempêtes, Frédéric-Auguste en personne, tout fumant de colère et tout crotté par la chevauchée forcenée qu’il venait de mener à travers la campagne détrempée par trois jours de pluies incessantes. Et visiblement d’une humeur massacrante. Rejetant la guitare qui protesta plaintivement, il saisit les deux mains d’Aurore et la mit debout :

- Oh, Monseigneur, quelle joie… commença celle-ci, pensant qu’il allait l’embrasser mais il n’en fit rien, lâcha l’une de ses mains et se servit de l’autre pour la faire pivoter tandis qu’il l’examinait.

- Vous êtes grosse n’est-ce pas ? clama-t-il en dardant sur elle un œil furibond. Et n’essayez pas de mentir !

Cette attaque brusquée eut le privilège de rendre aussitôt sa combativité à la jeune femme.

- Je n’y songe même pas !… En revanche, si Votre Altesse Electorale consentait à reculer un peu, je pourrais la saluer comme il convient…

- Au diable vos salutations ! Répondez seulement ! Etes-vous enceinte oui ou non ? Il n’y paraît guère.

- Ce n’est pas étonnant, à deux mois et demi.

- Donc vous l’êtes ! Pourquoi n’avoir rien dit ?

- Parce que je voulais être certaine de mon état… A ce propos, puis-je vous demander, Monseigneur, de crier moins fort ? A moins que vous ne souhaitiez être entendu de la ville entière !

- Elle doit être au courant, la ville. En fait j’étais le seul à l’ignorer. Il paraît que tout le monde en parle !

- En dépit des soins que j’ai pris pour le cacher ? s’écria la jeune femme qui commençait à perdre patience. J’aimerais savoir qui, en particulier, vous a renseigné ?

- Aucune importance ! Ce qui me met hors de moi, c’est votre dissimulation !

- Dissimulation ? Alors que j’étais souffrante et que Votre Altesse était en train de galoper dans le Harz ? Je n’allais tout de même pas lui courir après ?

- Maladie commode et qui ne semble pas vous avoir laissé des traces indélébiles ! Un peu pâle peut-être mais sans plus ! Puis-je savoir à présent quand vous comptiez faire état… de votre état ? Ne cherchez pas d’excuse oiseuse, je le sais déjà !

- Votre Altesse a de la chance ! Si elle voulait me le confier.

- Mais voyons, cela coule de source : quand il eût été trop tard pour un avortement !

Le mot la souffleta et la mit hors d’elle :

- Jamais je ne prêterai à ce crime !

- Oh, mais je n’en doute pas un seul instant ! Il ne me restait plus qu’à divorcer pour vous épouser ! C’était savamment imaginé…

- C’est indigne !

- Non très malin au contraire ! Ce qui n’est pas surprenant : on a le goût de l’intrigue chez vous.

La gifle partit à une telle vitesse qu’Aurore n’eut pas le temps de se rendre compte de son geste. Tandis que le prince se frottait la joue, elle recula jusqu’à son fauteuil pour s’y laisser tomber en cachant son visage dans ses mains.

- Pardon ! murmura-t-elle. Ça a été plus fort que moi : je n’ai jamais supporté que l’on insulte les miens à travers moi !

- C’est la seconde fois que vous portez la main sur votre prince !

Elle releva la tête pour le regarder droit dans les yeux et eut un petit rire :

- Votre Altesse n’a jamais su compter ! Il me semble l’avoir fait de nombreuses fois durant tous ces jours, toutes ces nuits où nous nous sommes aimés. Cela n’avait pas l’air de lui déplaire…

Il se calma d’un seul coup, détourna la tête afin d’échapper à ce regard si bleu, si brillant de larmes retenues. Pour la première fois elle lui semblait fragile en dépit de la défense qu’elle lui opposait… fragile et ravissante dans cette robe d’intérieur en douce laine blanche où couraient de fins rubans de satin azuré semblables à ceux de l’amusant bonnet posé comme un point d’orgue sur la masse de ses boucles sombres. Il fit un pas vers elle, esquissant le geste de tendre les bras, mais peut-être parce qu’il avait conscience d’être sale et puant la sueur, il repoussa la tentation et se dirigea vers la porte où il se retourna :

- J’avais promis de t’épouser, je le sais mais… même si je le voulais encore, je ne le pourrais plus : mon épouse, elle aussi, attend un enfant…

Aurore ferma les yeux, libérant ainsi les larmes qui coulèrent le long de ses joues tandis que s’éloignait le grincement des parquets sous les bottes de Frédéric-Auguste. Elle avait l’impression que le monde s’écroulait.

A la nuit, cependant, il revint…

Les semaines qui suivirent, si elles apportèrent une sensible diminution des malaises matinaux, laissèrent à la jeune femme une grande lassitude et lui firent mesurer tout à coup la fragilité du statut de favorite. Elle vit moins son amant - encore était-ce dans la journée et pas la nuit ! - et ne vit plus un certain nombre d’« amis » qui n’étaient en réalité que des courtisans, mais de ceux-là elle ne se souciait nullement, les ayant jaugés à leur valeur. Seules Amélie et Elisabeth franchirent quotidiennement le seuil de la maison de la future mère. La première pour veiller à ce qu’Aurore reçût les soins dont elle avait besoin - elle finit même par s’installer auprès d’elle ! - la seconde pour lui apporter les potins d’une cour qui, selon elle, était loin d’être aussi récréative qu’au temps où Aurore régnait sur elle. Il semblait que ce dernier bal où elle avait brillé d’un tel éclat eût marqué une sorte d’entrée en carême :

- S’il n’y avait pas les chasses on y mourrait d’ennui, lui confia-t-elle. On se déplace sur la pointe des pieds, on chuchote comme dans une église. Il faut dire que si votre grossesse vous fatigue, celle de notre princesse-électrice l’exténue. Il lui faut du calme, du silence, des promenades mesurées étayées par deux de ses dames. En outre, elle ne se nourrit que de laitages et de fruits, ayant un dégoût absolu de quelque autre forme de nourriture que ce soit. Enfin, le médecin de la Cour l’a déclarée fragile. Aussi, notre cher prince qui en espère un héritier fait-il vivre tout son monde comme dans un couvent. Vous voyez que vous n’avez rien à regretter ?

- Croyez-vous ? Au moins il s’occupe d’elle, il la ménage. Moi, quand par hasard il vient me voir c’est avec le secret espoir que je vais ressusciter d’un seul coup, sauter sur un cheval pour galoper avec lui à travers champs ou esquisser un pas de contredanse en réclamant un bal. Et comme il est toujours déçu… Eh oui, ma chère, pouvez-vous constater que j’ai perdu mon pouvoir…