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Elle eut conscience du marasme où elle se débattait et de son impossibilité à choisir la bonne décision. En quelques minutes elle venait de passer du désir de regagner Hambourg pour s’y réchauffer aux petites mains de son fils à celui de courir jusqu’à Dresde afin d’y renouer des liens relâchés par l’absence. Cela ne pouvait durer ! Mais d’abord, prendre connaissance des dernières consignes laissées par Fleming !… Au matin, elle envoya demander au bourgmestre de venir la voir, pendant qu’Amélie s’était rendue à l’église.

Il vint aussitôt mais Aurore n’eut pas besoin d’y regarder à deux reprises pour remarquer les plis soucieux dont se creusait sa figure si joviale. Depuis son arrivée à Goslar, elle entretenait avec lui des relations proches de l’amitié comme il est normal entre braves gens tournés par nature à la sympathie. Henri-Christophe Winkel s’était ingénié à adoucir de son mieux ses ordres concernant la jeune femme qu’il ne pouvait s’empêcher de plaindre. Qu’en était-il encore après le passage de Fleming ?

Après l’avoir prié de s’asseoir et lui avoir fait servir le vin chaud à la cannelle dont il était friand, Aurore entra dans le vif du sujet :

- Vous avez reçu hier, Monsieur le bourgmestre, la visite du chancelier ? En partant, il m’a dit son intention de se rendre à l’hôtel de ville pour vous parler de moi. Rien qu'à vous voir, je devine que cette visite ne vous a pas été agréable.

- C’est le moins qu’on puisse dire, Madame la comtesse, répondit-il l’air franchement malheureux.

- Quelles instructions vous a-t-il données ?

- Oh, elles sont toujours dans la ligne des précédentes mais en plus sévères. Vous n’avez plus le droit de recevoir des lettres, même par mon entremise. Je dois garder sous ma main la totalité de ce qui arrivera. Il en est de même pour les visites : plus personne sauf moi et Trumph n’a le droit de vous approcher. En outre, il vous est interdit de sortir dans le jardin et je dois faire garder la maison jour et nuit par des hommes de notre milice locale. Oh, Madame la comtesse, je ne peux vous dire à quel point je suis désolé…

- Il ne faut pas ! Sachez en outre que je ne vous en veux pas le moins du monde. Je suis prisonnière, voilà tout ! Disons que… cela pourrait être pire. Ce qui me navre c’est la suite : on m’a prévenue que vous répondriez de moi sur… votre vie ?

Il baissa la tête sans rien dire mais la réponse était claire.

- Le misérable ! murmura-t-elle. Il a décidément de l’audace et je ne suis pas certaine que Son Altesse entérine ce qui est, soyez-en sûr, un abus de pouvoir !

- C’est possible mais…

- Mais le prince est loin et vous devez obéir ? Rassurez-vous, je ne ferai rien qui puisse vous mettre en danger. Simplement, je voudrais savoir ce qu’il en est de ma sœur ?

Plus désolé que jamais, Winkel chercha son chapeau qu’il avait posé sur le parquet près de son siège et le roula entre ses mains avec une nervosité inhabituelle chez cet homme tranquille :

- Si vous ne m’aviez fait chercher, Madame la comtesse, je serais venu de moi-même : Mme de Loewenhaupt doit quitter Goslar demain matin pour regagner Dresde où elle est attendue…

- Par qui ? Son époux est aux armées et, à moins que l’Electeur ne soit revenu ?…

- Je n’en sais pas plus. Sinon qu'elle devra dès son retour se présenter à la Chancellerie… Pardonnez-moi, s’il vous plaît, d’être porteur de si mauvaises nouvelles ! ajouta-t-il au bord des larmes.

Aurore lui tendit la main spontanément :

- Il n’y a rien à pardonner ! Vous ne faites que votre devoir, mon ami…

En apprenant ce qui s’était passé durant son absence, Amélie jeta feux et flammes :

- Te laisser seule ici ? Jamais !… Si l’on veut me ramener à Dresde sans toi il faudra venir me chercher !

- Tu as un époux, des enfants. C’est à eux que tu dois penser en premier ! Ils pourraient pâtir de ta révolte… Et puis, tu sais, je ne serai pas beaucoup plus seule qu’avant mon accouchement !

- Ulrica était là ! Cela faisait une énorme différence. Tu ne vas plus avoir autour de toi que des étrangers… Et je ne pourrai plus t’écrire… Si au moins je pouvais te laisser Gottlieb…

- … la voiture et les chevaux ? Ce sont eux, principalement, dont on veut me priver. Je n’aurai plus de moyen de fuir sinon à pied ! Et si j’en avais la force, Fleming sait que je ne le ferais pas. Ce serait condamner ce pauvre Winkel à mort…

Mais Amélie n’était pas convaincue. Elle venait d’avoir une idée :

- Pourquoi ne pas agir comme la duchesse de Celle quand elle t’a introduite à Ahlden ? C’est toi qui partiras à ma place…

- Non. Je t’arrête : ce n’est pas faisable. Tu peux être certaine que ton départ sera contrôlé…

Amélie alla vers le miroir placé au-dessus d’une commode, s’y regarda un instant puis se détourna avec un geste de colère.

- Je n’ai jamais tant regretté de ne pas te ressembler ! Si j’étais aussi belle que toi…

Aurore la prit dans ses bras et un moment, elles se tinrent serrées l’une contre l’autre, mêlant leurs larmes qu’aucune des deux ne pouvait retenir mais puisant du réconfort dans leur mutuelle tendresse. Finalement, Amélie s’écarta pour prendre le visage d’Aurore entre ses mains :

- Au fond, ce n’est pas une si mauvaise idée de m’obliger à rentrer ! Fleming me verra mais aussi la princesse douairière et surtout cet homme à qui tu as tout donné et qui t’en paie en t’enfermant telle une criminelle !

- N’exagère pas ! s’efforça de sourire Aurore. Je ne suis pas sur la paille humide des cachots…

- Il ne manquerait plus que ça ! Je te jure qu’il m’entendra. Dussé-je le poursuivre jusque chez l’empereur !

Amélie de Loewenhaupt quitta Goslar le matin suivant.

Le temps était détestable. Une pluie fine mais obstinée, incessante et froide, noyait la ville aussi sûrement qu’un épais brouillard. La voiture s’y enfonça lentement, comme à regret…

Aurore resta seule…

ET PUIS…

La neige ! Elle vint le surlendemain et s’installa pour l’hiver, enveloppant la ville et la montagne de ses blanches épaisseurs, adoucissant les angles, soulignant la grâce d’une branche de sapin ou les lignes élégantes d’une sculpture. Il faisait froid mais pas trop. Juste assez pour apprécier la chaleur des âtres flambants que l’on rejoignait en se frottant les mains. La campagne entra dans le silence tandis qu’aux approches de Noël Goslar trouvait un regain d’activité.

La maison de Winkel se referma sur Aurore comme un cocon. Dans l’état d’esprit où se trouvait la jeune femme, ce lui fut un asile bien plus qu’une prison et elle fit en sorte d’en ôter jusqu’à l’ombre d’une apparence. Ainsi, afin d’éviter aux hommes de la petite milice de se geler interminablement à sa porte, avait-elle donné au bourgmestre sa parole de ne pas chercher à fuir. On lui en sut gré dans la population et une légende se tissa autour d’elle, entretenue par ses serviteurs : celle d’une belle et très noble dame victime de l’amour d’un prince qui l’enfermait pour dérober sa beauté aux yeux du monde après avoir fait tuer son époux. Ensuite il avait enlevé l’enfant qu’il lui avait fait après qu’un philtre magique la lui eût livrée…

Comme souvent, il y avait du vrai et du faux mais l’imagination populaire était riche : le Harz et ses sortilèges, le mont Brocken et sa nuit de Walpurgis n'étaient-ils pas tout proches ?