Il avait pris son souffle et tout débité sans bégayer. Malko monta à bord pour l’examiner. Le bateau semblait en parfait état. La cabine sous le pont avant était assez vaste pour abriter l’or ; les passagers tiendraient facilement dans le cockpit. Le canot était bas sur l’eau et ne devait pas se repérer facilement…
— Où le mettez-vous à l’eau ? demanda-t-il.
— Il y a un « slip » en ville avant la gare des autobus, expliqua le Français. Mais il n’est bon qu’à marée haute.
— Il faudrait commencer la veille, dans ce cas, suggéra Malko.
Le vieux Français fit la grimace.
— Embêtant. On risque de tout voler dessus et je n’ai pas envie de dormir dedans. En plus, ça va nous faire remarquer.
— Il faut le mettre à l’eau le matin, insista Malko, et, durant la journée, le cacher quelque part sur l’autre rive du Surinam.
Tonton Beretta frotta son crâne chauve, pensivement.
— Il y a un bief en face du chantier. Là, personne ne le verra. Seulement, le dernier bac est à 6 h 30. Il faudra que quelqu’un le prenne et reste dessus jusqu’à la nuit.
— J’ai quelqu’un, affirma aussitôt Van Mook.
Il pensait à Dutchie. Malko refit le tour du bateau, satisfait. Il mesurait environ trente-cinq pieds, c’était bien assez. Il pouvait aisément porter deux tonnes plus cinq ou six personnes.
— J’ai vu un patrouilleur sur le fleuve, dit-il. Savez-vous à quelle vitesse il va ?
Tonton Beretta eut un rire joyeux.
— La moitié de celui-là, et le temps qu’ils le mettent en route, nous serons à Domburg.
— Les moteurs ?
— Je suis en train de les réviser. Mais ils tournent bien.
Le vieux Français caressa d’un regard tendre l’étrave effilée. Son rêve avait toujours été de posséder un bateau de cette espèce.
Les trois hommes regagnèrent la petite maison où Rachel les avait attendus. La créole semblait toujours perdue dans sa rêverie érotique. Tonton Beretta tint absolument à leur offrir un rhum. Pour changer. La nuit était tombée brutalement, sans que la température baisse d’un degré. Malko commençait à voir son projet fou prendre forme. Chaque fois qu’il croisait le regard de Van Mook, il se heurtait à un sourire désarmant de sincérité…
— C’est p… p… pour quand ? demanda Tonton Beretta, anxieux. Il me faut encore au moins un jour de boulot pour les moteurs et le graissage des commandes.
— Je pense que ça ira, fit Malko.
Sortant trois billets de cent dollars de sa poche, il les tendit au vieux Français.
— Voilà pour les frais et l’essence.
Herbert Van Mook changea de voix et de visage. Malko gâchait le métier. Le vieux filou était capable de leur réclamer dix mille dollars à la dernière minute…
Sur le chemin du retour, Malko demanda au Hollandais de stopper sur Waterkant, l’avenue longeant le fleuve, bordée de charmantes vieilles maisons coloniales en bois peint. À côté du minuscule ministère du Travail, la petite Banque Centrale de Surinam ressemblait à un décor de cinéma avec ses six colonnes blanches, son fronton et son toit d’ardoises bleues… Des barreaux protégeaient les fenêtres du rez-de-chaussée et aucun garde n’était en vue. De jour, un unique policier en marron, sans arme, somnolait devant l’entrée principale, sur une chaise, à l’ombre. Il fit quelques pas et aperçut sur la gauche une grille en retrait, donnant sur la cour intérieure de la banque. Rachel et Van Mook étaient restés dans la voiture. Il continua, passant devant le ministère du Travail, puis tourna dans Mirandastraat au coin du ministère du Travail. Tout de suite après celui-ci, après Mirandastraat, s’élevait une grande maison de bois qui arborait la plaque du consulat d’Allemagne sur sa porte. Entre les deux bâtiments, se trouvait un terrain vague servant de parking, dont l’entrée était le long de la maison. Malko s’y engagea. Comme il l’avait pensé, il n’était séparé de la cour de la banque que par un mur peu élevé, sans barbelés ni tessons de bouteilles. Il retourna sur ses pas et regagna Waterkant.
Plusieurs marchands ambulants stationnaient en bordure de Waterkant, en face de la banque, offrant des boissons et des glaces. Il avança jusqu’au bord du quai. L’eau semblait profonde. De Waterkant, le bateau de Tonton Beretta serait invisible à cause de ses faibles structures. Il revint à la voiture.
— Nous pourrons amener le bateau jusqu’ici, dit-il. Cela éviterait plusieurs transbordements.
— Il faut que je demande à Tonton s’il y a du fond, fit Van Mook.
Malko regarda sur sa gauche. Le patrouilleur se trouvait à peine à deux cents mètres, gardé par deux soldats, et la masse de brique rouge de Fort Zeelandia dominait le Surinam derrière lui. Il remonta dans le véhicule.
— Il y a encore beaucoup de problèmes, dit-il, mais je pense que nous pouvons procéder de cette façon. Il n’y a pas de poste militaire en bordure du fleuve, qui pourrait intercepter le bateau ?
— Rien, affirma le Hollandais. Seulement quelques soldats qui gardent une des maisons de Bouterse, avant Domburg. La nuit, ils dorment.
Ils tournèrent devant la poste pour rejoindre le Parbo Inn. Rachel se pencha vers Malko et demanda de sa voix enfantine :
— Vous venez dîner avec nous, à la ferme ?
— Non, je suis pris, dit Malko.
Cristina devait déjà l’attendre.
Ils se retrouvèrent devant le bar.
— Il faut deux véhicules, dit Malko. Une ambulance et un camion qui nous attendra au bac.
— Une ambulance ? dit le Hollandais avec surprise. Pourquoi ?
— Je vous expliquerai, dit Malko. Demain soir, je passerai à la ferme. Il faut que vous ayez résolu ces deux problèmes d’ici là.
Il gagna sa voiture garée en face du Parbo Inn, évitant le regard brûlant et déçu de Rachel. Son intermède automobile ne lui avait pas suffi…
Un chien se mit à aboyer furieusement, se jetant contre la grille qu’essayait de pousser Malko. Presque aussitôt une silhouette apparut à la véranda du premier, indistincte dans l’obscurité.
— Entrez ! cria la voix de Cristina Ganders. Suki, tais-toi !
Malko poussa la grille, le chien se tut, et il monta l’escalier extérieur menant à la véranda. La jeune créole surgit aussitôt, souriante, maintenant contre elle une robe noire de la main gauche. Elle se retourna aussitôt.
— Vous pouvez me la fermer ?
Elle avait un dos superbe que la robe découvrait jusqu’à la naissance des reins. Malko remonta la courte fermeture Éclair et Cristina lissa la toile pour mettre sa poitrine en place. Avec ses hauts talons, sa taille mince soulignée par une grosse ceinture de croco, ses cheveux tirés sur les tempes, elle était splendide, débordante de sensualité. Une bouteille de J & B traînait sur la table et elle s’en versa une bonne rasade. Ça ne devait pas être la première de la soirée. Après le rhum qu’elle avait bu chez Mama Harb… Robuste santé.
— J’ai appris deux ou trois choses, annonça-t-elle. Peut-être que Julius ne sera pas exécuté. Il y a une grande discussion à son sujet en ce moment, entre les pro-Cubains et les autres. Les pro-Cubains veulent sa peau, mais il a encore des amis dans l’armée. Le Président a dit qu’il démissionnerait s’il y avait de nouvelles exécutions. (Elle rit). Il ne le fera sûrement pas. Il aime trop son beau palais… Mais ça les fait hésiter.
— Il y a une chance qu’ils le libèrent ?
— Non. Seulement qu’ils reculent l’exécution. Ou qu’ils l’avancent.