— Plus rien ne peut nous rattraper.
Malko se dressa, le visage fouetté par l’air tiède. Rachel et Greta étaient tassées sur la banquette arrière. L’or se trouvait partout, débordant de la cabine, sur le plancher, les sièges arrière. Julius Harb lui-même était allongé sur un matelas d’or ! Malko se détendit un peu. Ils avaient réussi l’impossible.
Sans lâcher son Uzi, il vint rejoindre Greta qui, aussitôt, se serra contre lui.
Il regardait le large dos de Herbert Van Mook. Le Hollandais n’avait pas couru ces risques insensés pour quatre barres d’or. Qu’allait-il tenter ? Ce dernier se retourna, épanoui.
— On va avoir une belle journée ! annonça-t-il.
Elle risquait, se dit Malko, de ne pas être belle pour tout le monde. Plus il réfléchissait, plus la disparition de Tonton Beretta et le départ hâtif de Herbert Van Mook lui semblaient suspects. Si son intuition était juste, ce serait lui le prochain sur la liste du Hollandais.
Chapitre XVI
Il était un peu plus de six heures et l’aube commençait à pointer. Herbert Van Mook avait ralenti et scrutait la rive droite du fleuve, devenu beaucoup plus étroit. Malko aperçut une lumière qui clignotait, en haut de la berge.
— Voilà Carolina ! annonça le Hollandais.
Le bateau incurva sa trajectoire. Julius Harb gémit et Rachel se réveilla. Greta n’avait pas fermé l’œil, frissonnant parfois même sous le vent de la course. Encore quelques mètres et Malko distingua un petit ponton de bois dominé par une haute berge et la masse sombre du bac amarré à l’autre rive. De ce côté-là, on ne voyait qu’un appontage désert.
Pas de camion en vue !
— Si ce fumier s’est tiré ! jura Van Mook. Malko eut envie de lui dire qu’il ne lui ferait rien du tout… L’avant du bateau toucha avec un choc mou, aussitôt le Hollandais sauta à terre et l’amarra. Puis, avec Malko, ils escaladèrent le sentier boueux menant à l’embarcadère dominant le fleuve de six ou sept mètres. Ils scrutèrent l’obscurité. La piste s’enfonçait perpendiculairement au fleuve à travers la forêt. Un peu plus loin sur le côté, en face d’une baraque en bois déserte, Malko aperçut soudain une masse sombre. Ils y coururent. C’était le Willys rouge !
Herbert Van Mook ouvrit la portière et un corps tomba presque à leurs pieds. Midnight Cowboy, méritant mal son nom, dormait à poings fermés appuyé à la portière ! Il se réveilla définitivement sous la poigne du Hollandais en train de le secouer comme un prunier.
— Recule le camion jusqu’au bord, comme si tu allais embarquer, lui ordonna Van Mook.
Encore vaseux, le chauffeur effectua la manœuvre. Le bac ne commençait son va-et-vient qu’une heure plus tard. Personne encore en vue. Malko regagna le bateau. Il avait encore mal dans les épaules du premier transbordement. Maintenant, il fallait recommencer avec moins de pression et une distance plus courte, mais c’était quand même épuisant. Il se pencha sur Julius Harb :
— Comment va-t-il ?
— Il a beaucoup de fièvre, dit Greta. Et il souffre sans arrêt… Nous n’avons plus de morphine.
Le blessé ouvrit les yeux. Les traits étaient creusés par la douleur et son regard voilé.
— Courage, lui dit Malko, dans quelques heures, vous serez en sécurité et on vous soignera.
Le sergent créole semblait à peine l’entendre. À trois, ils montèrent sa civière sur la berge et l’installèrent dans la cabine du camion, la jambe allongée sur la banquette.
— Les femmes aussi s’y mettent ! dit Van Mook, il faut que nous soyons partis d’ici dans une heure. Rachel va sur le bateau ! Greta, vous les disposerez dans le camion au fur et à mesure.
Cela faisait une chaîne : Rachel, Midnight Cowboy, Van Mook, Malko, et Greta. Le transfert commença.
Le jour se levait et, à chaque seconde, Malko craignait de voir surgir un véhicule.
Un vieux Noir sorti d’une cabane regardait l’air hébété la chaîne humaine en train de s’exténuer à vider le bateau, tirant sur une vieille pipe. Maintenant que Midnight Cowboy avait réalisé de quoi il s’agissait, il avait les yeux hors de la tête. Hélas, il n’avait même pas le temps de caresser les barres d’or au passage. Leurs arêtes dures lui coupaient les mains et tous ses muscles lui faisaient mal à hurler. À côté de lui, Van Mook soufflait comme un phoque, imposant un rythme endiablé à tout le monde. Rachel cria tout à coup :
— C’est fini, il n’y en a plus qu’une !
Le Hollandais se redressa.
— C’est bon, laisse-la et remonte.
La jeune Créole dut grimper à quatre pattes tant elle avait les reins en compote. Greta titubait, appuyée au camion, les mains pleines d’ampoules à vif, les jambes tremblantes de fatigue. Malko tenait à peine debout. Seul, Herbert Van Mook, mû par la fièvre de l’or, arrivait à dépasser sa fatigue. De l’autre côté du fleuve, des gens commençaient à s’affairer autour du bac. Il était temps. Un marchand commença à remplir les éventaires vides et Van Mook alla lui acheter des rôties et des bananes. Puis il se tourna vers Midnight Cowboy en contemplation devant les lingots d’or.
— Pour toi, c’est fini, dit-il. Tu prends le bateau. Il y a encore une barre d’or à l’intérieur. C’est pour toi et le Chinois. Qu’il se charge de la vendre, il connaît. Tu as été un bon type. Salut.
Le Hollandais se tourna vers Malko.
— Je vais conduire, je prends Rachel avec moi, elle tiendra le négro. Mettez-vous sur le plateau avec votre petite.
Jusqu’à Pokigron, cela faisait près de deux cents kilomètres. Facilement quatre heures de piste, dont deux en pleine chaleur. Julius Harb allait souffrir le martyre, mais ils ne seraient en sécurité qu’à Pokigron. Malko pria pour qu’il n’y ait pas de détachement militaire à Brownsweg qu’ils devaient obligatoirement traverser. Il s’installa sur les lingots, Greta à côté de lui, l’Uzi à portée de la main, les autres armes étant restées sur le bateau. Il savait que Van Mook tenterait quelque chose pour se débarrasser de lui, mais le Hollandais attendrait sûrement un peu. Très vite, les cahots de la piste devinrent son seul souci. L’or ne constituait pas un matelas idéal. Au fur et à mesure que le soleil montait dans le ciel, la chaleur devenait insupportable. Il devait faire quarante-cinq degrés sous la bâche… Herbert Van Mook conduisait à tombeau ouvert, avec de brusques coups de volant pour éviter les nids de poule. Ils ne croisèrent qu’un véhicule, un taxi collectif. Au bout d’une heure, le camion stoppa. Van Mook descendit et souleva la toile.
— Nous avons atteint la grande piste de Brownsweg, dit-il. Espérons que nous ne ferons pas de mauvaises rencontres. Passé Brownsweg, nous ne risquons plus rien. Alors, je vais bourrer.
Il remonta et redémarra, encore plus vite. Secoué par la tôle ondulée, Malko avait l’impression que ses os se brisaient les uns après les autres. Greta essaya de se blottir contre lui, mais les cahots les séparaient sans cesse.
Par l’arrière, il apercevait les poteaux de la ligne haute tension allant au lac. Deux heures de piste presque rectiligne ! Il y avait un peu plus de circulation, des bus, de gros camions, mais pas un policier. Van Mook zigzaguait de gauche à droite de la route, cherchant le meilleur passage au milieu des ornières rouges. Sous la chaleur effroyable, Malko se mit peu à peu à somnoler, Greta Koopsie accrochée à son cou.