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Sûr qu’il était d’apercevoir bientôt le camion rouge.

* * *

À chaque ornière, Malko avait envie de hurler. Il n’osait plus regarder son bras enflé, noirâtre, à la peau tendue par l’œdème. Des élancements lui traversaient le crâne, il avait l’impression par moments de délirer. Le camion se traînait dans la mélasse rouge, oscillant d’une ornière à l’autre, arrachant les lianes et les arbrisseaux poussés en travers de la piste abandonnée. Par moments, ce n’était plus qu’un sentier. Au début, il avait cru qu’il ne passerait jamais. Mais le camion se frayait un chemin en force, à grands coups de moteur.

Il se retourna, scrutant à travers la lunette de la cabine l’arrière du camion. Allongé sur sa civière, Julius Harb, le visage couvert de sueur, semblait dormir. Rachel avait installé Greta Koopsie tant bien que mal, la tête sur ses genoux et humectait son visage régulièrement. Elle adressa un sourire pâle à Malko. Heureusement qu’elle était là. Sa fringale sexuelle en veilleuse, elle faisait une parfaite infirmière. Le cœur de Malko se serra. Le mieux constaté chez Greta Koopsie n’avait pas duré. De nouveau, son visage déformé était écarlate et elle semblait avoir beaucoup de mal à respirer. Il se retourna à temps pour éviter une énorme souche qui aurait arraché son pont avant et redressa de justesse. Le brusque mouvement qu’il effectua lui arracha un cri de douleur et lui coupa le souffle. Il avait l’impression qu’une bête était cachée dans son coude et allait en sortir, comme dans le film Alien. Il conduisait pratiquement de la main gauche, ne se servant de la droite qu’en cas de nécessité absolue.

Une goutte de pluie s’écrasa sur le pare-brise. Il leva le nez et vit le ciel plombé. Il étouffa un juron. La pluie ! C’était la catastrophe. Une seconde goutte, une troisième claquèrent, puis, brusquement, ce fut le déluge ! On n’y voyait plus à dix mètres, et la pluie tambourinait sur les tôles comme une mitrailleuse. Les essuie-glace, impuissants, patinaient… Malko serra les dents, s’arc-bouta sur son volant mais dut ralentir. Il sentait la latérite se transformer en glaise spongieuse, collant aux pneus.

Il donna un coup de frein pour éviter une mare, le Willys se mit en travers et il le rattrapa de justesse. S’il quittait la piste, c’était fichu.

Un coup d’œil sur sa Seiko de sport : encore trois heures avant le coucher du soleil et environ quarante kilomètres de piste. Il pouvait mettre deux heures ou huit jours. Il se retourna, cria :

— Ça va ?

— Elle a mal, répliqua Rachel. Mais je ne crois pas que la fièvre a monté…

Malko leva le pied, puis freina. En face de lui se trouvait ce qu’il redoutait depuis quelques minutes. La piste s’était creusée et la pluie avait rempli une mare qui semblait très profonde. Impossible de la traverser. Passant en première, les quatre roues crabotées, il braqua à gauche, mordant sur la forêt. Rassuré, Malko sentit les roues accrocher quelque chose de solide. Le moteur ronfla comme une bête en colère. En crabe, le Willys était en train de franchir l’obstacle à cinq à l’heure. Soudain, brutalement, la roue arrière droite patina, le différentiel hurla et, inexorablement, le camion glissa vers la mare profonde. Malko braqua tout à droite, passa la seconde et accéléra à fond, tentant de l’en arracher.

Le camion prit immédiatement un angle de vingt degrés. Il y eut un bruit sourd à l’arrière et d’un coup, l’engin pivota autour de ses roues avant de s’enfoncer dans le cloaque. La cargaison d’or venait de se déplacer à cause de la pente, manquant écraser les deux femmes. Malko cria de rage, passa au point mort, poussa la portière de son bras valide et sauta à terre. Il faillit s’étaler et les gouttes d’eau tombant sur la peau tendue de son bras blessé lui arrachèrent un grognement de douleur. Pataugeant dans la mélasse rouge, il fit le tour du camion.

Il avait envie de pleurer. L’engin était immobilisé dans la boue et semblait s’enfoncer plus à chaque seconde, sous son propre poids. Il aurait fallu un treuil à l’avant, relié au moteur, afin de pouvoir se haler en s’arrimant sur un arbre. Il n’avait ni treuil, ni câble.

— On est enlisés ? cria Rachel.

— Oui, dit Malko. Je vais voir ce qu’on peut faire.

Il s’accroupit, mesurant l’espace entre le bas du camion et le sol. Le pont arrière était dans l’eau et la roue droite enlisée jusqu’au moyeu, dans une sorte de sable mouvant rouge. Malko essuya son front trempé, maîtrisant les élancements de son bras. Au bord du désespoir.

Il n’y avait qu’une seule solution pour tenter de se désembourber. Il ouvrit la bâche arrière et lança à Rachel :

— Aidez-moi, nous allons vider l’or !

La jeune créole lui jeta un regard ébahi.

— L’or ! Mais où allez-vous le mettre ?

— Ici ! N’importe où. Avec deux tonnes en moins, en glissant des branchages sous les roues, on repartira. Sinon, c’est fichu.

Julius Harb ouvrit les yeux. Il avait entendu Malko. Il demanda d’une voix faible :

— Il n’y a pas d’autre solution ?

— Non, dit Malko, nous pourrons revenir le chercher si tout se passe bien…

Il faudrait vraiment que tout se passe très bien. Un miracle. Le Surinamien eut un geste las.

— Faites ce qu’il faut.

Rachel installa Greta Koopsie de son mieux et s’approcha de l’arrière. Elle prit un lingot de douze kilos et le jeta vers Malko, L’or tomba dans la mare et disparut aussitôt, avalé par le cloaque. Malko, du bras gauche, se mit à tirer les barres, une à une, les précipitant à terre. Elles se cognaient avec un bruit mat et lourd, s’éparpillaient sur la piste. Malko ne disait plus un mot, pour économiser son énergie. Lui, avait une chance de s’en sortir, mais il savait que si Greta n’était pas rapidement soignée, elle allait mourir. La jeune femme ne survivrait pas à la descente du fleuve, s’ils rataient l’avion. Donc, il fallait y arriver. Il lui sembla que la pluie diminuait mais la chaleur était toujours aussi insupportable. Appuyé sur un coude, Julius Harb, émacié, hagard, contemplait les lingots qui disparaissaient. Cet or aurait dû servir à la libération de son pays. En dehors de la pluie sur la tôle, on n’entendait que le choc du métal sur la glaise ou du métal sur le métal, avec de temps en temps une exclamation de Malko lorsqu’il heurtait son bras blessé.

Rachel laissa échapper une barre qu’elle reçut sur le pied et poussa un hurlement. Malko ne tourna même pas la tête, creusant son trou dans l’amas d’or comme une fourmi aveugle. N’osant plus regarder sa montre. Après, il faudrait encore couper des feuilles, des branches, les disposer sous le camion et tenter de s’arracher à la glaise. Greta et Julius Harb devraient débarquer pour alléger au maximum.

Une grenouille bleue rayée de jaune émergea de la jungle et sauta sur les lingots. Le batracien fit trois bonds et demeura en équilibre sur une barre d’or qui avait la même couleur que ses raies. Il restait encore une douzaine de barres à vider. Malko leva les yeux vers le ciel et aperçut les nuages qui se déchiraient. Presque au même moment, la pluie stoppa comme si on avait fermé une douche. Après tout, il n’était peut-être pas maudit. Mais son coude effleura une barre d’or et il dut s’arrêter, pris de vertiges, le souffle coupé par la douleur.