— Putain de pays ! grommela-t-il.
Lui n’avait plus qu’une hâte : redécoller.
Rachel, les joues en feu, épuisée, allait se laisser tomber à terre quand ce qui restait de la piste, un sentier zigzaguant dans la jungle, se jeta dans un autre sentier perpendiculaire. Elle s’arrêta et regarda à droite et à gauche. De nouveau, aucun moyen de savoir quelle était la bonne direction. La piste abandonnée qu’elle avait suivie montait, descendait, franchissait même un gué que le camion n’aurait pas pu passer, parfois réduite à l’étroitesse d’une simple sente. La jeune créole hésitait, le cœur cognait dans sa poitrine. Soudain, un bourdonnement frappa ses oreilles, comme celui d’un gros insecte. D’abord, elle crut à une hallucination due à la chaleur, puis le bruit s’amplifia. Cela venait de la gauche !
Un moteur ! C’était un moteur d’avion. Elle reconnaissait maintenant le ronflement caractéristique.
Comme une folle, elle se lança sur le nouveau sentier, le visage fouetté par les branches, glissant dans la latérite boueuse, criant pour elle seule. Le bourdonnement continuait, s’éloignait, semble-t-il. Encore cent mètres et brusquement le rideau de verdure se déchira devant elle et elle déboucha à une extrémité de ce qui devait être une piste d’atterrissage. À l’extrémité la plus éloignée d’elle, un avion bimoteur était en train de tourner, se préparant à décoller.
Agitant les bras, Rachel jaillit de la forêt et se mit à courir vers l’appareil.
Cari Lelyval remarqua le premier la silhouette courant vers eux sur la piste. Le pilote était en train de vérifier sa « check-list » pour le décollage.
— Attention ! dit-il. On a une visite. Ce doit être un bush-negro. Filons.
Le pilote jeta un coup d’œil à la silhouette en train de courir.
— C’est OK, je passerai vingt mètres au-dessus de lui.
Cari Lelyval regardait se rapprocher la silhouette, le cœur lourd de cette mission avortée. Le pilote lança les gaz et le Xingu commença à rouler. Soudain, alors que l’appareil cahotait déjà rapidement, le Hollandais réalisa que celui qui courait ne venait pas du village, mais de la direction opposée ! Il regarda plus attentivement et vit qu’il s’agissait d’une femme, en jupe avec un T-shirt. Les bush-negros ne s’habillaient pas comme ça.
— Stop ! cria-t-il au pilote, ne décollez pas.
Il était temps ! Joâo Santos réduisit aussitôt la puissance et le Xingu perdit de la vitesse. Il était presque arrêté quand la fille arriva à leur hauteur. Contournant l’aile, elle se jeta sur la porte latérale, tambourinant des deux poings, le visage inondé de larmes, criant des mots qu’ils n’entendaient pas. Le capitaine Cari Lelyval sentit une coulée glaciale le long de sa colonne vertébrale.
— Godferdom ! murmura-t-il. Heureusement qu’on n’a pas décollé.
Il ouvrit la porte et sauta à terre. Aussitôt, l’inconnue se jeta sur lui, criant en hollandais :
— Ils sont là-bas, il faut aller les chercher. Ils sont blessés !
Ça n’était pas au programme. Le pilote, après avoir coupé ses moteurs, descendit à son tour. À deux, ils obtinrent un récit à peu près cohérent. Leurs instructions ne prévoyaient pas un contretemps pareil !
D’après ce que leur disait cette fille, pour aller rechercher à pied Julius Harb et Malko, il y en aurait au minimum pour une heure. Ensuite, il faudrait revenir. En transportant la civière du blessé, ce qui les retarderait considérablement et signifiait deux choses :
D’abord, ils allaient être obligés d’abandonner le Xingu sans surveillance, car ils devaient être deux pour porter la civière. Ensuite, ils devraient décoller en pleine nuit, car il était presque six heures. Joâo Santos jeta un long regard à Cari Lelyval. Perplexe. Certes, il était le pilote, responsable de l’appareil, mais dans l’armée brésilienne, il n’avait que le grade de lieutenant, alors que Lelyval était déjà un vieux capitaine. Pas dans la même armée, mais quand même…Impossible de demander des instructions par radio. Les consignes étaient formelles. Mais si quoi que ce soit arrivait au Xingu, il serait tenu pour responsable. Puis, il pensa aux deux hommes blessés, naufragés sur la piste.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda-t-il à l’officier hollandais.
En posant la question, il se mettait implicitement sous ses ordres.
— Vous pouvez décoller de nuit ? demanda Lelyval.
— Oui, je pense, la piste n’est pas trop mauvaise.
— Alors, allons-y.
Malko venait d’atteindre l’endroit où il s’était séparé de Rachel lorsqu’il aperçut, dans le brouillard de sueur qui noyait sa vision, trois silhouettes.
Il s’arrêta et dut s’appuyer à un arbre pour ne pas tomber. Quelques instants plus tard, Rachel se jetait dans ses bras.
— Nous sommes sauvés ! cria-t-elle. Ils sont là.
Malko parvint à se redresser et fit face aux deux hommes. À leur regard horrifié, il réalisa qu’il ne devait pas être beau à voir. Ses yeux dorés étaient injectés de sang, la barbe lui mangeait le visage et la souffrance lui creusait les traits. De nouveau, il eut un accès de fièvre qui le fit claquer des dents. Joâo Santos se pencha avec inquiétude sur son bras.
— Restez ici, nous allons chercher Julius Harb, nous vous prendrons au retour.
— Il y a une torche électrique dans le camion, parvint à dire Malko avant de se laisser glisser à terre, le dos à une souche. Trop épuisé pour discuter ou se réjouir. Son bras semblait prêt à exploser et il sentait l’infection gagner le reste de son corps.
Le faisceau d’une torche électrique arracha Malko à sa torpeur. Il avait dormi, sans même s’en rendre compte. Rachel s’accroupit à côté de lui.
— Allons-y, dit-elle, Julius est avec nous.
Il se leva, vit dans le faisceau de la lampe leurs deux sauveurs portant la civière, maculés de boue rouge eux aussi, l’air épuisé. Ils repartirent tous les quatre en silence, Rachel ouvrant la marche avec la torche. Comme il faisait nuit noire, il n’y avait plus de moustiques, heureusement. Trois quarts d’heure plus tard, ils atteignaient le Xingu. Rien n’avait bougé.
Dès qu’ils avaient rejoint les blessés, Joâo Santos, grâce à la trousse de secours, avait administré de la morphine aux deux hommes. Aussi, lorsque l’appareil décolla, Malko ne souffrait presque plus. Un immense soulagement l’envahit quand le Xingu vira et mit le cap au sud, vers le Brésil, teinté pourtant de tristesse. Certes, il avait réussi le partie la plus importante de sa mission, mais au prix de la vie de Greta Koopsie. Il se demanda quel serait le premier à emprunter cette piste perdue. Qui trouverait l’or, le corps de Herbert Van Mook et le camion accidenté ?
Peut-être personne.
Il jeta un coup d’œil à Julius Harb, calmé lui aussi par la morphine. Dans deux heures, ils auraient regagné la civilisation et seraient soignés. Une sorte de torpeur béate l’engourdissait. Il sentit une main caresser son front. Rachel s’était assise sur un siège à côté de lui. Les doigts glissèrent sur sa poitrine, mais il ne sut jamais ce que Rachel voulait, car la morphine fit son effet et il s’endormit.
Chapitre XIX
La salle à manger du Krasnapolski était aussi vide qu’à leur première rencontre, mais les participants n’étaient pas tout à fait les mêmes, Rachel remplaçant avantageusement Frederick LeRoy. La jeune créole avait dû choquer le maître d’hôtel plein de componction avec son T-shirt moulant sa poitrine aiguë et sa jupe en cuir trop petite de deux tailles. Malko avait encore le bras droit en écharpe, après l’opération subie pour vaincre l’empoisonnement dû au venin du serpent. Ceci était compensé par les remerciements officieux du gouvernement hollandais. Le colonel de Vries rayonnait et même le capitaine au teint blafard, son adjoint, semblait un peu plus rose. L’officier supérieur hollandais se pencha vers Malko, les yeux brillants.