— Il est mort ?
— Oui.
L’Irlandais lui expliqua avec des détails précis ce qu’on avait trouvé à la station Texaco. Festus M’Bompa avait viré au gris.
— Mais je n’y suis pour rien, Bill, je te jure.
Le petit Noir qui avait passé la tête, affolé par le coup de feu, disparut, rassuré de voir ces gentlemen bavarder paisiblement…
— Et tu le voyais pour quoi, Eddie ? continua l’irlandais.
Cette fois, la réponse vint plus vite. Il faut dire que le canon du P. 08 était braqué directement sur l’estomac de l’ancien ministre. Celui-ci but encore une rasade de J & B avant de répondre d’une voix étranglée :
— Il voulait savoir quelque chose.
— Quoi ?
Cela avait claqué comme une balle de pistolet. M’Bompa roula des yeux blancs avant de soupirer :
— Quelque chose que je n’ai pas pu lui dire…
Il lut une telle menace dans les yeux de l’Irlandais qu’il se hâta d’ajouter :
— Ce n’est pas grand-chose. Tu sais, quand on quitte le pays, il faut donner un certificat attestant qu’on a payé ses impôts. C’est très long à obtenir il faut backchicher…
— Or, toi, tu as gardé des amis à l’Immigration Office, remarqua l’Irlandais. Alors, que voulait-il savoir, Eddie ?
L’ancien ministre de l’intérieur remua dans son fauteuil, mal à l’aise.
— Il m’a parlé de deux hommes qui voulaient quitter le pays avec des faux papiers. Ils avaient déjà les passeports ; mais il leur manquait les certificats. Quelqu’un lui avait dit que je devais les leur procurer.
Et c’était vrai ?
— Oui.
— Pourquoi ?
— Sur les certificats, il y a le nom du bénéficiaire et le numéro de son passeport.
Malko était obligé de tendre l’oreille tant le Noir parlait d’une voix étouffée. Il touchait au but.
— Eh bien, fit Bill Hodges, bonhomme, tu vas nous donner ces noms et nous serons quittes. Puisque Eddie n’est plus là pour nous renseigner.
Festus M’Bompa se tassa encore un peu plus.
— Je n’avais pas pu lui donner satisfaction, murmura-t-il. Celui qui me les avait demandé avait exigé que les noms restent en blanc. Bien sûr, cela avait coûté un peu plus cher.
Ses yeux allaient de Bill à Malko, comme pour s’assurer qu’ils le croyaient. Toute l’excitation de Malko tomba d’un coup. Une fois de plus, il se heurtait à un mur.
Un ange passa. Le pauvre Eddie Connolly était mort pour rien… Mais il était sur la bonne piste. Bill Hodges se pencha vers la table et but à son tour un peu de whisky. Malko observait la scène, fasciné. Tout le mécanisme de l’opération se met tait en place sous ses yeux. L’irlandais reposa la bouteille de J & B et dit d’une voix trop douce :
— La dernière question, Festus. C’était pour qui, ces certificats ?
L’ancien ministre se recroquevilla, les mains sur son ventre, comme pour se protéger de la balle qui allait jaillir du P. 08. Il secoua la tête, marmonnant pour lui tout seul et dit finalement d’une voix suppliante, brisée, pitoyable.
— Bill, ne me demande pas, je t’en prie.
— C’était Labaki, fit Malko. Karim Labaki.
Le Noir tourna brusquement la tête vers lui, une lueur terrifiée dans ses gros yeux. De la sueur coulait sur son front. Il semblait souffrir physiquement. Il avala sa salive, émit une sorte de gémissement et croassa :
— Je ne vous ai rien dit, je ne vous ai rien dit. Partez maintenant.
Il faisait pitié. Bill Hodges se leva, remettant son pistolet dans sa sacoche. Le Noir s’arracha à son fauteuil. Ses jambes énormes semblaient avoir du mal à le soutenir.
— Une toute dernière question, fit l’irlandais. Quand tu as quitté Eddie, où allait-il ?
M’Bompa balbutia.
— Il m’a dit qu’il allait acheter du café.
— Il est parti à pied ?
— Oui.
Ils sortirent, laissant l’ancien ministre décomposé. Assis dans la 505, ils firent le point.
— C’est clair, fit Malko. On a besoin de ces certificats seulement si on a un passeport sierra-leonais ou si on est résident. Labaki a dû se procurer deux passeports pour les deux terroristes et il lui fallait les papiers qui allaient avec. Pour qu’ils se fassent passer pour des Libanais résidant ici. Ce n’est pas seulement pour sortir de Sierra Leone. Ils avaient besoin d’une nouvelle identité pour ce qu’ils vont tenter. Ce qui est important maintenant, c’est de savoir où ils vont aller.
Machinalement, il avait repris la direction du centre. Bill Hodges bâilla à se décrocher la mâchoire.
— Vous avez fichtrement raison. Mais pour l’instant j’ai faim. Si on allait manger des mezzés au Gem ?
— C’est une bonne idée, dit Malko.
Il broyait du noir. Au point mort, une fois de plus. Il avait, certes, découvert où se cachaient les deux Chiites manipulés par les Iraniens, savait qu’ils se préparaient à quitter la Sierre Leone, mais c’était tout. Aucune indication sur leur nouvelle identité, leur destination et leur objectif.
À peine sortis de la voiture dans Rawdon Street, ils furent assaillis par une horde de gamins et de fillettes, des cuvettes en équilibre sur la tête, pleines de patates douces, de poissons, de fruits, de cigarettes…
Une splendide Noire passa près d’eux en balançant des hanches de reine, trois dorades calées sur ses nattes.
L’intérieur du Gem était délicieusement frais et sombre. Peu de gens. Ils prirent place sous un tableau représentant Baalbeck au temps heureux où il n’y avait pas d’Iraniens. Les murs disparaissaient sous les représentations d’un Liban qui n’existait plus depuis longtemps.
Pathétique.
Le patron, un gros Libanais chiite et onctueux, vint les saluer avec respect et houspilla le boy pour qu’ils aient leur Star rapidement. Bill Hodges se pencha vers Malko.
— Labaki possède toutes les boutiques de cette rue…
À côté d’eux, quatre Noirs cravatés, en veston, s’empiffraient gravement de mézés. Au bar, un blond, les cheveux serrés en catogan, déprimait devant un verre vide. Bill but sa bière d’un coup et dit à voix basse :
— C’est ici que tout se passe. Les trafics, les dénonciations, les faux papiers, le marché noir. Si vous voulez des leones, c’est ici, pas à la Barclays.
La caissière était en train de trier des monceaux de billets crasseux qu’elle réunissait en liasses énormes ficelées avec des élastiques. Chaque petite brique ne valant que cent cinquante francs au meilleur cours… Malko allait attaquer ses mézés lorsqu’un nouveau venu écarta la porte battante. Il eut un choc au cœur. C’était le Noir armé qui l’avait suivi une fois… Il passa près de leur table et alla s’installer dans une encoignure au fond de la salle. Malko se pencha vers Bill Hodges :
— Vous le connaissez ?
— Sûr ! fit l’irlandais, c’est un flic du CID. Spécialiste de l’escorte des marchands de diamants. Il émarge aussi au budget de Labaki. Il est très fier parce qu’il a suivi les cours de tir du FBI. Il est toujours armé d’un 347 Magnum. Mais je le prendrais même les yeux bandés…
— Il m’a suivi.
— Pour Labaki, sûrement.
L’homme au catogan glissa de son tabouret, échangea quelques mots à voix basse avec le patron qui, visiblement, lui refusa quelque chose. Bill Hodges ricana.
— Vous voyez ce type ? C’est un Italien, il vient d’être viré du casino Bitumani. Il n’a plus un rond, mais une femme superbe. Le patron veut la lui acheter. Alors, il fait monter les enchères.
L’italien sortit. Bill Hodges acheva son chawerma et leva ses yeux plissés vers Malko.