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Il n’y avait pas de temps à perdre; c’en était fait de moi s’il ne m’arrivait pas une idée lumineuse et immédiate: elle arriva! En moins de temps qu’il ne faut à un chasseur habile pour dépiauter un lièvre, je déshabillai l’ours mort, m’enveloppai de sa robe et cachai ma tête sous la sienne. J’avais à peine terminé cette opération, que toute la troupe s’assembla autour de moi. J’avoue que je sentais, sous ma fourrure, des alternatives terribles de chaud et de froid. Cependant ma ruse réussit à merveille. Ils vinrent l’un après l’autre me flairer, et parurent me prendre pour un de leurs confrères. J’en avais du reste à peu près la mine; avec un peu plus de corpulence la ressemblance eût été parfaite, et même il y avait dans l’assemblée plusieurs petits jeunes ours qui n’étaient guère plus gras que moi; après qu’ils m’eurent bien flairé, moi et le cadavre de ma victime; nous nous familiarisâmes rapidement: j’imitais parfaitement tous leurs gestes et tous leurs mouvements; mais pour ce qui était du grondement, du mugissement et du hurlement, je dois reconnaître qu’ils étaient plus forts que moi. Cependant, pour ours que je parusse, je n’en étais pas moins homme! Je commençai à chercher le meilleur moyen de mettre à profit la familiarité qui s’était établie entre ces bêtes et moi.

J’avais entendu dire autrefois par un vieux chirurgien militaire qu’une incision faite à l’épine dorsale cause instantanément la mort. Je résolus d’en faire l’expérience. Je repris mon couteau, et en frappai le plus grand des ours près de l’épaule, à la nuque: convenez que le coup était hardi; et j’avais des raisons d’être inquiet. Si la bête survivait à la blessure, c’en était fait de moi, j’étais réduit en pièces. Heureusement ma tentative réussit, l’ours tomba mort à mes pieds, sans plus faire un mouvement. Je pris donc le parti d’expédier de cette façon tous les autres, et cela ne fut pas difficile: car, bien qu’ils vissent de droite et de gauche tomber leurs frères, ils ne se méfiaient de rien, ne songeant ni à la cause ni au résultat de la chute successive de ces infortunés: ce fut là ce qui me sauva. Quand je les vis tous étendus morts autour de moi, je me sentis aussi fier que Samson après la défaite des Philistins.

Bref, je retournai au navire, je demandai les trois quarts de l’équipage pour m’aider à retirer les peaux et à apporter les jambons à bord. Nous jetâmes le surplus à l’eau, bien que, convenablement salé, cela eût fait un aliment fort supportable.

Dès que nous fûmes de retour, j’envoyai, au nom du capitaine, quelques jambons aux lords de l’Amirauté, aux lords de l’Échiquier, au lord-maire et aux aldermen de Londres, aux clubs de commerce, et distribuai le surplus entre mes amis. Je reçus de tous côtés les remerciements les plus chaleureux; la Cité me rendit mon amabilité en m’invitant au dîner annuel qui se célèbre lors de la nomination du lord-maire.

J’envoyai les peaux d’ours à l’impératrice de Russie pour servir de pelisse d’hiver à Sa Majesté et à sa cour. Elle m’en remercia par une lettre autographe que m’apporta un ambassadeur extraordinaire, et où elle me priait de venir partager sa couronne avec elle. Mais comme je n’ai jamais eu beaucoup de goût pour la souveraineté, je repoussai, dans les termes les plus choisis, l’offre de Sa Majesté. L’ambassadeur qui m’avait apporté la lettre avait l’ordre d’attendre ma réponse pour la rapporter à sa souveraine. Une seconde lettre, que quelque temps après je reçus de l’impératrice, me convainquit de l’élévation de son esprit et de la violence de sa passion. Sa dernière maladie, qui la surprit au moment où – pauvre et tendre femme – elle s’entretenait avec le comte Dolgorouki, ne doit être attribuée qu’à ma cruauté envers elle. Je ne sais pas quel effet je produisis aux dames, mais je dois dire que l’impératrice de Russie n’est pas la seule de son sexe qui du haut de son trône m’ait offert sa main.

On a répandu le bruit que le capitaine Phipps n’était pas allé aussi loin vers le Nord qu’il l’aurait pu: il est de mon devoir de le défendre sur ce point. Notre bâtiment était en bon chemin d’atteindre le pôle, lorsque je le chargeai d’une telle quantité de peaux d’ours et de jambons que c’eût été folie d’essayer d’aller plus loin; nous n’eussions pas pu naviguer contre le plus léger vent contraire, et moins encore contre les glaçons qui encombrent la mer à cette latitude.

Le capitaine a depuis déclaré bien souvent combien il regrettait de ne pas avoir pris part à cette glorieuse journée, qu’il avait emphatiquement surnommée la journée des peaux d’ours. Il jalouse ma gloire, et cherche par tous les moyens à la déprécier. Nous nous sommes souvent querellés à ce sujet, et aujourd’hui encore nous ne sommes pas dans de très bons termes. Il prétend, par exemple, qu’il n’y a pas grand mérite à avoir trompé les ours en m’affublant de la peau d’un des leurs; et que lui serait allé sans masque au milieu d’eux, et ne s’en serait pas moins fait passer pour un ours.

Mais c’est là un point trop délicat pour qu’un homme qui a des prétentions à la bonne éducation se risque à en discuter avec un noble pair d’Angleterre.

CHAPITRE XV Neuvième aventure de mer.

Je fis un autre voyage, d’Angleterre aux Indes orientales, avec le capitaine Hamilton. J’emmenais un chien couchant, qui valait, dans l’acception propre du mot, son pesant d’or, car il ne m’a jamais failli. Un jour que, d’après les meilleurs calculs, nous nous trouvions à trois cents milles au moins de terre, mon chien tomba en arrêt. Je le vis, avec étonnement, rester plus d’une heure dans cette position: je fis part de ce fait au capitaine et aux officiers du bord, et leur assurai que nous devions être près de terre, vu que mon chien flairait du gibier. J’en obtins qu’un succès de fou rire, qui ne modifia nullement la bonne opinion que j’avais de mon chien.

Après une longue discussion où l’on débattit mon avis, je finis par déclarer ouvertement au capitaine que j’avais plus de confiance dans le nez de mon Traï que dans les yeux de tous les marins du bord, et je pariai hardiment cent guinées – somme que j’avais destinée à ce voyage – que nous trouverions du gibier avant une demi-heure.

Le capitaine qui était un excellent homme, se remit à rire de plus belle, et pria M. Crawford, notre chirurgien, de me tâter le pouls. L’homme de l’art obéit et déclara que j’étais en parfaite santé. Ils se mirent alors à causer à voix basse: je parvins cependant à saisir quelques mots de leur conversation:

«Il n’a pas sa tête à lui, disait le capitaine, je ne peux pas honnêtement accepter ce pari.

– Je suis d’un avis entièrement contraire, répliquait le chirurgien; le baron n’est nullement dérangé; il a plus de confiance dans l’odorat de son chien que dans la science de nos officiers, voilà tout. En tout cas, il perdra, et il l’aura bien mérité.

– Ce n’est pas raisonnable de ma part d’accepter un pareil pari, répétait le capitaine. Toutefois je m’en tirerai à mon honneur en lui rendant son argent après l’avoir gagné.»

Traï n’avait point bougé pendant cette conversation, ce qui me confirma dans mon opinion. Je proposai une seconde fois le pari, qui fut enfin accepté.