Выбрать главу

Vingt-huit

Turk dormait quand le tremblement de terre commença. Lise, le Dr Dvali et lui avaient étendu des matelas sur le sol de béton pour dormir, du moins pour essayer, et Lise s’était glissée près de lui durant la nuit, tous deux encore vêtus des habits puants qu’ils portaient depuis plusieurs jours, mais cela n’avait aucune importance. Elle se pelotonna contre ses reins, collant ses genoux aux siens, son haleine lui réchauffant la nuque et y hérissant les poils. Puis le sol se souleva comme une chose vivante et l’air s’emplit d’un mugissement tonitruant, dans lequel Turk ne distingua que le hurlement de Lise, parce qu’elle le poussait tout près de son oreille. Il parvint à se retourner pour la prendre dans ses bras – ils se cramponnèrent l’un à l’autre – pendant que le bruit enflait en un crescendo inconcevable et que la fenêtre soigneusement calfeutrée s’éjectait de son dormant pour venir se fracasser par terre. Il n’y avait rien d’autre à faire qu’à tenir bon tandis que le sol lui-même prenait de la gîte et tressautait comme une automobile qui rate un passage de vitesse.

Ils s’accrochèrent l’un à l’autre jusqu’à ce que cela cesse. Au bout de combien de temps, Turk n’en savait rien. Une éternité plus ou moins longue. Il en ressortit les oreilles bourdonnantes et le corps contusionné. Il inhala assez d’air respirable pour demander à Lise si ça allait, et elle en inspira à son tour assez pour répondre : « Je crois. » Turk appela alors le Dr Dvali, qui répondit avec un temps de retard : « J’ai mal à la jambe. À part ça, je vais bien. »

Le bruit et le vertige continuèrent bien après la fin des secousses, mais Turk recouvra peu à peu son sang-froid. Il pensa aux répliques sismiques. « On devrait peut-être essayer de sortir », lança-t-il, mais le Dr Dvali dit non, pas dans la tempête de cendres.

S’écartant de Lise pour tâtonner dans les détritus par terre, Turk finit par retrouver la torche qu’il avait laissée près du matelas : elle avait roulé jusqu’au mur de la fenêtre. Allumée, elle illumina une colonne de grains de poussière et de débris. La chambre était intacte, mais tout juste. D’une pâleur spectrale, Lise était recroquevillée sur le matelas, et Dvali, presque aussi pâle, assis dans un coin. Sa jambe gauche saignait à l’endroit où un objet pointu était tombé dessus, mais la blessure semblait sans gravité.

« Alors, on fait quoi ? » demanda Lise.

Dvali répondit : « On attend l’aube en espérant que ça ne recommence pas. »

Si l’aube revient, pensa Turk. Si le jour ou quelque chose qui y ressemble atteint à nouveau cette région paumée.

« Désolée d’être si terre à terre, dit Lise, mais il faut que j’aille aux toilettes. J’ai vraiment très envie. »

Turk braqua la torche sur la salle de bains attenante. « Le trône a l’air intact, mais évite de tirer la chasse. Et il n’y a plus de porte.

— Ne regardez pas, alors », dit-elle en rassemblant ses couvertures autour d’elle, et Turk pensa que tout serait beaucoup plus facile s’il ne l’aimait pas autant.

« De la lumière entre par la fenêtre », prévint-elle environ une heure plus tard, aussi Turk se dirigea-t-il vers l’ouverture, marchant avec précaution sur le verre brisé.

Les cendres avaient cessé de tomber, cela au moins était évident. Une chute aussi abondante que la veille les aurait étouffés, mais seuls quelques flocons égarés étaient entrés. L’air parut plus frais et moins sulfureux à Turk, ou peut-être s’y était-il juste habitué.

La lumière sur laquelle Lise avait attiré son attention était bien réelle… il la vit nettement dès qu’il éteignit la torche. Mais il était trop tôt pour l’aube, d’autant plus que cette lumière ne provenait pas du ciel. Elle montait de plus bas.

Elle montait des rues de ce petit avant-poste d’entreprise, des toits des bâtiments endommagés, du désert, de partout où les cendres étaient tombées. Il appela Lise et Dvali pour qu’ils viennent regarder.

En mer, Turk avait parfois vu le sillage de son navire luire dans la nuit, à cause des algues bioluminescentes brassées au passage. Spectacle toujours inquiétant, qui lui revenait maintenant à l’esprit, mais ce qui se passait là était encore plus étrange. Le désert, ou la poussière interplanétaire tombée dessus, irradiait une phosphorescence multicolore : des rouges de pierre précieuse, des jaunes ternes, des bleus luisants. Et les couleurs n’étaient pas fixes, elles ne cessaient de changer, comme celles d’une aurore boréale.

« C’est quoi, à votre avis ? » demanda Lise.

Le reflet des couleurs inondait le visage du Dr Dvali. Il dit, le souffle un peu court : « Je pense que personne d’autre n’a été aussi près de voir le visage des Hypothétiques.

— Et alors, qu’est-ce qu’ils font dans le coin ? » demanda Turk.

Mais même le Dr Dvali ne pouvait répondre à cette question.

À l’aube, ils purent mesurer la chance qu’ils avaient eue.

La plus grande partie de l’aile nord de l’immeuble s’était effondrée. Les couloirs s’achevaient en amoncellements de gravats ou débouchaient à l’air libre. Si on avait tourné à gauche et non à droite, se dit Turk, on serait ensevelis là-dedans.

Dès qu’il y eut assez de lumière pour s’orienter, ils redescendirent par l’escalier. La structure ne supporterait pas une autre secousse… « Et il faut qu’on trouve Isaac », dit Dvali.

Mais Turk ne savait pas trop comment y parvenir, parce qu’il était également devenu évident, à la lumière du jour, que la situation au sol avait changé.

Là où s’étalait auparavant le désert, il y avait désormais une forêt.

Du moins quelque chose qui y ressemblait.

Dvali boitait nettement dans l’escalier descendant jusqu’à la porte du côté intact de l’immeuble, mais il refusa de s’arrêter pour se reposer. Il fallait absolument, dit-il, retrouver Isaac et les autres. « Les autres » étant, soupçonna Lise, une espèce de note de bas de page dans son esprit. Pour Dvali, seul Isaac comptait, Isaac et l’apothéose des Hypothétiques, quoi que cela puisse signifier en fin de compte.

« Allez-y, ouvrez-la », dit Dvali en montrant la porte.

Lise et Turk avaient convenu qu’ils ne pourraient rien faire de plus utile qu’essayer d’arriver au centre commercial où ils avaient laissé Isaac et les trois femmes. Restait à savoir comment y arriver. Quand Lise avait regardé dehors à la lumière de l’aube, elle avait vu un paysage totalement transformé… ce qu’elle aurait pu appeler des cimes d’arbres, si les arbres étaient faits de tubes lustrés et de ballons de plage iridescents.

Et elle posa la même stupide question qui lui brûlait les lèvres : « Pourquoi ? À quoi ça sert ? Pourquoi maintenant, et pourquoi ici ?

— On peut encore le découvrir », répondit le Dr Dvali.

Turk pensa que si on pouvait prendre le passé comme règle, les pousses des Hypothétiques ignoreraient les êtres humains (à l’exception notable d’Isaac, qui n’était qu’en partie humain)… mais était-ce encore vrai ?

Il entrouvrit la porte de deux ou trois centimètres, et comme rien ne se précipitait pour entrer, il risqua un coup d’œil à l’extérieur.

De l’air frais lui effleura le visage. La puanteur sulfurique de la chute de cendres avait disparu. Les cendres aussi. Elles s’étaient entièrement transformées en forêt technicolor. Comparées à cela, les pousses vues à Bustee avaient été des jonquilles en train de faner dans un vent froid. Ceci était le cœur de l’été. Une sorte d’Éden des Hypothétiques.