Toute sa bouille frémit. En pâlissant, son nez découvre un tas de petites veines bleues pas jolies du tout.
— Vos papiers ! ordonne-t-il en me tendant sa main libre.
— Sans rire, t'es pas du service des douanes, que je sache !
Car, mes amis, tout à fait entre nous et l'abbé de Rio, je ne tiens pas à lui faire connaître ma véritable identité. Je suppose qu'il le prendrait très mal de me savoir français. Et je resuppose encore, n'étant pas à une supposition près, qu'il s'en gaffe déjà.
Sa voix devient aussi suave que celle d'un marchand de poisson auquel une ménagère rapporte des merlans avariés.
— Si tu m'aboules pas tes papiers, je vais les prendre moi-même, vu ?
— Te fais pas péter les ficelles, camarade, le calmé-je, encrassées comme je les imagine, faut les ménager. Je suis un ami de Carole, conduis-moi près d'elle et elle te le confirmera.
— Un ami rencontré dans l'avion ce matin, eh ? ricane l'affreux. Un ami dont elle ne connaît pas même le nom. Écoute, petit gars, s'emporte le garde du corps en chômage, depuis qu'on habite ici, y a plein de poulets parallèles qui draguent. Ce matin encore, un gros pied plat a essayé de s'introduire dans le jardin et Percéphone l'a coursé.
Il me désigne le chien-loup, lequel, son nom l'indiquant, est en réalité une chienne-louve.
Mon petit doigt me raconte que le gros lourd en question pourrait fort bien être Bérurier. Voilà pourquoi Sa Majesté était si peu loquace en ce qui concerne son début d'enquête.
— Perséphone, c'est une bête dressée au doigt et à l'œil, ajoute le gorille privé.
— Tu sais qui était Perséphone, Loulou ? lui demandé-je en allumant un cigarillo brésiloche, la déesse des Enfers. Note-le, ça pourra te servir si tu passes un jour à un jeu télévisé.
— Ta gueule ! s'emporte mon vis-à-vis. Tes fafs ou tu dérouilles, vu ?
Moi, vous me connaissez ? C'est un point commun que j'ai avec Béru : les dégourdis qui m'interpellent sur ce ton n'ont pas besoin de s'acheter un masque pour le carnaval, je leur en fabrique un sur mesure en deux coups de cul hier à Pau. Quand j'aurai entrepris ce vilain, il poussera une frime longue, d'une auge (comme dit Béru).
Je le manœuvre dans le classique : Un rapide coup, de pompe dans sa main qui me braque, manière de lui faire larguer sa seringue, puis un crochet très sec au menton. Les deux opérations sont exécutées en un temps que je ne saurais vous préciser, mon chrono ne marquant pas les centièmes de seconde. L'Affreux titube. Je le remanœuvre en lui filant un une-deux dans le parking à marrons. Il plie les cannes et tombe à genoux en glaviotant des bulles d'air et un début de bile.
— Attaque ! crie-t-il.
Moi, je me gaffais plus du clébar, insouciant comme vous me savez. Voilà-t-il pas que la garce de chienne me bondit sur le paletot et me chope la nuque de ses larges mâchoires ? Si elle serre, mon compte est soldé, les gars. Je vous fais une grosse bibise générale et je cours décrocher mon auréole au vestiaire des archanges. Heureusement que cette vilaine bête est bien dressée, car elle procède en deux temps, et patiente pour de nouvelles instructions.
Le gorille se redresse en crachotant et en se massant les régions sinistrées. Il ne se presse pas. Il va relever son flingue, le plante dans sa ceinture et enfin se tourne vers moi.
— Tu sais que si je dis un mot à la chienne, tes vertèbres cervicales ressembleront à du caramel mou ? me dit-il.
Il s'approche et me fouille sans que j'esquisse le moindre geste, trop préoccupé que je suis par les crocs qui me paralysent.
L'homme au chien s'empare de mon feu et de mon porte-cartes. Il met le premier près du sien, afin de se commencer, je pense, une collection d'armes à feu, puis il explore le second. Un sifflement fuse de ses lèvres fendues par mes phalanges.
— Commissaire San-Antonio ! Dis donc, mais t'es une célébrité dans ta partie, je crois bien ? Donc, j'avais vu juste ! Tu parles d'un reporter ! Heureusement que j'ai tiqué quand la môme m'a raconté ça. Espèce d'enviandé de poulet gouvernemental, va ! Je sais pas ce qui me retient de te vider ces deux seringues dans le baquet ou de dire à Perséphone qu'elle te déguste le cervelet ! Alors, il vous suffit pas d'avoir enlevé le patron, faut que vous continuiez à venir explorer sa baraque ?
Il peut discutailler comme ça des heures, je ne risque pas de lui répondre. On n'a pas la parole facile lorsqu'on est dans un étau de mandibules bergerallemandes.
A la fin, il se tait et s'empare d'une corde qui pourrait servir à remorquer le « France » si d'aventure il tombait en panne de mazout.
— Tends tes deux bras en avant ! m'ordonne-t-il.
Je dois être un peu violacé sur les bords, car la pression de l'animal s'est renforcée. On sent qu'elle aimerait bien terminer son boulot, Perséphone. Une vilaine sournoise, cette bestiole : elle attend pas qu'on lui enjoigne de me déconnecter la tige ; en douce, elle m'enfonce ses crochets dans la chair.
Je tends mes bras. Le zig les saucissonne devant moi, me figeant dans le geste du plongeur de haute voltige.
— Lâche, Perséphone ! dit-il alors.
La chienne grogne et n'obéit pas.
— Lâche ! hurle-t-il en levant la main.
Du coup, l'animal se résigne. Ouf ! il n'était que temps. Je sens couler du chaud le long de mon cou. Je fais des efforts pour respirer. Elle m'a coincé le tube, l'horrible chienne ! Enfin, un peu d'oxygène me dégouline dans les soufflets, tant bien que mal, car mes bras, solidement entravée perpendiculairement à mon buste, compriment ma poitrine.
Le gorille m'empoigne par la cravate, m'obligeant à reculer. J'éprouve le dur contact d'un obstacle contre mes fesses. Mon tortionnaire donne une secousse et je culbute dans le lavoir de ciment de la buanderie. Mes flûtes battent l'air. Le garde du corps les attache aussi solidement qu'il a attaché mes bras. Lorsque c'est terminé, il s'empare d'une troisième corde, la passe dans une boucle scellée au plafond et lie chacune de ses extrémités à mes pieds et à mes mains, de telle sorte que les uns et les autres sont maintenus à une distance constante. Ma position dans le bac de ciment est celle de la banane dans le compotier. Je me trouve en arc de cercle, proprement neutralisé.
— Et alors, poulet ! grince le méchant. T'as bonne mine maintenant, hein ?
— C'est ridicule, fais-je. Car vous vous méprenez sur mon compte, vieux. D'accord, je suis flic, mais je n'ai aucune mauvaise intention, je vous le jure. Je suis au Brésil pour retrouver Martial, à la demande de vos partisans.
Le gorille se met à rire.
— C'est ça, mon pote, exactement ce que je me doutais ! Bon, on reprendra la discussion plus tard.
Là-dessus, il sort avec sa louve-chienne (en provenance d'un chenil de Louveciennes) et j'entends tourner la clé dans la serrure.
Je veux pas me vanter, mes petites commères, mais, franchement, je ne suis pas un zig comme les autres, moi ! Toute personne normale, se trouvant dans ma situation, commencerait par se faire un sang d'encre de Chine et se démantèlerait le cervelet pour trouver le moyen d'en sortir, non ? Eh bien, pas bibi !
Le gars moi-même, oubliant qu'il est saucissonné, qu'il a le dargif dans la fraîcheur limoneuse d'un lavoir, que le sang dégouline de sa nuque meurtrie et qu'il se trouve à l'autre bout du monde, dans des mains hostiles, se met à penser à autrui. Et l'autrui en question a pour blaze Martial Vosgien. Je trouvais déjà son cas pas ordinaire ; maintenant que je suis dans sa propriété et sous la coupe de ses gens, il m'apparaît comme tout à fait extraordinaire ! Enfin quoi ! cet homme était bien gardé. Entre son gorille et sa chienne dressée, il risquait pas grand chose. Et pourtant il a disparu. Or ses amis et ses ennemis le recherchent. Conclusion : il a été kidnappé par un troisième groupe. Pas duraille à conclure, mais difficile à admettre. Un troisième groupe de quel bord ? Ne perdons pas de vue que tout cela reste une affaire typiquement française. Quelle police étrangère s'intéresserait à Vosgien ? Les Brésiliens ? Il ne les gênait pas. Et ils lui avaient accordé le droit d'asile…