Il y en a de merveilleux, dans une boîte de verre posée sur le bureau. De bleus, immenses, aux reflets d'argent. De jaune et noir. De rouge éclaboussé d'or.
— Sa chasse ? demandé-je.
— Oui. Martial s'était acheté un filet et il courait comme un gamin, en sautant les lianes.
J'évoque le leader proscrit dans son numéro de sous-préfet-aux-champs. Ce renverseur de régime, ce comploteur, ce condottiere qui, dans le matin fou du Brésil coursait des lépidoptères c'est une riche image, non ?
— Et, excepté sa balade du matin ?
— Il allait en ville, l'après-midi.
— Seul ?
— Non, jamais, nous le savions surveillé et nous craignions qu'il ne se fît enlever. Nous allions toujours à Rio avec Allbert. Albert conduisait la Mercedes, moi, j'escortais le patron partout.
— Il faisait des visites ?
— Non, les visites, il les recevait, il ne les rendait pas. Elles avaient toujours lieu ici, et les visiteurs devaient montrer patte blanche avant d'être introduits.
— Qu'allait-il faire à Rio ?
— Des courses. De même qu'il aimait les promenades dans la forêt, il adorait faire du shopping. Il s'achetait des cravates, des chemises, des ceintures, des parfums… Il était coquet.
— Il le faisait seul, ce lèche-vitrines ?
— Jamais ! Je ne le quittais pas d'une semelle et Albert demeurait toujours à portée de voix, au volant de la voiture.
Curieux ; on parle de Vosgien à l'imparfait, comme d'un disparu à jamais disparu.
— Comment s'est opéré son-kidnapping ?
Valéry essuie ses lunettes avec sa cravate. C'est un geste qui lui est familier. Sans ses verres, il a le regard qui bredouille.
— Nous sommes allés à la librairie française. Albert, comme d'habitude, est demeuré dans la voiture. Moi, je suis entré avec le patron. Nous nous sommes mis à feuilleter des bouquins. Vous savez comment se passe ce genre de chose quand on aime les livres. On est sollicité par un ouvrage, puis par un autre, on les examine, on en lit des bribes…
Il avale mal sa salive. Toute sa physionomie reflète un désespoir rétrospectif.
— Au bout d'un moment, j'ai relevé la tête et ne l'ai plus vu. Je me suis mis à le chercher entre les rayons, mais Martial ne se trouvait plus dans le magasin. Je suis alors sorti, pensant qu'il avait regagné l'auto. Albert ne l'avait pas aperçu non plus, bien qu'il fût demeuré en permanence devant la porte. Complètement affolé, je suis retourné dans la librairie. Celle-ci comporte une seconde entrée qui donne sur une petite rue. J'ai demandé à la vendeuse si la personne qui m'accompagnait était sortie par là ; mais la vendeuse est une vieille personne myope qui ne nous avait pas même remarquée. J'ai dragué dans le quartier, au pas de course : rien. Martial Vosgien avait disparu ! Nous avons attendu plusieurs heures à la voiture, espérant que le patron reviendrait. En vain…
Il fourbit de nouveau ses bésicles.
— Votre version sur cette disparition ? fais-je.
Valéry remet ses verres en se collant une branche dans l'œil.
— Je suppose que celui ou ceux qui l'ont enlevé se trouvaient dans la librairie. Ils ont dû encadrer Martial lorsqu'il a été masqué par un rayon, lui coller un revolver dans les côtes et le faire sortir par la seconde issue.
— Moi, je trouve ça étrange, déclare la Staube, le patron n'était pas le genre d'homme qu'on pouvait intimider dans un magasin avec un revolver.
— Vous pensez donc que, pour une raison qui reste à déterminer, il serait sorti seul de la librairie, — mademoiselle ?
— Plutôt, oui, dit-elle. Supposons qu'il ait aperçu dehors une personne de connaissance qui lui ait fait signe de la rejoindre…
— Il l'aurait rejointe, et on l'aurait embarqué de force ?
— Ça ne tient pas non plus, assure Valéry, car la ruelle en question est très populeuse.
— C'est au milieu de la foule qu'on kidnappe le plus facilement quelqu'un, le contré-je. Je suppose que vous avez demandé à droite et à gauche si on avait aperçu Vosgien ?
— Vous pensez ! Zéro ! A croire qu'il s'est évaporé.
— Avez-vous songé que, peut-être, il n'avait pas quitté le magasin ?
Je les vois sursauter. Non, ils n'avaient pas pensé à ça, parce qu'ils ne sont pas flics et qu’ils n'envisagent que ce qui est facilement envisageable.
J'allume un cigarillo puisé dans le coffret ouvert, devant moi, près des papillons :
— Il allait fréquemment à cette librairie ?
— Plusieurs fois par semaine, le patron lisait énormément, la nuit surtout, car il dormait peu, révèle la secrétaire.
— Donc, on pouvait organiser un guet-apens à cet endroit ?
— En effet.
— Voyez-vous, continué-je, je vais vous confier une chose : les services secrets français surveillaient étroitement Vosgien.
— Si vous croyez que nous ne le savions pas, grommelle Valéry.
— Ce que vous ignorez peut-être, c'est qu'au moment de sa disparition, deux hommes lui collaient aux talons, deux spécialistes qui étaient sur le qui-vive et n'ont sûrement pas manqué de garder les deux issues de la librairie. Ces deux hommes ont déclaré que Vosgien s'était proprement volatilisé.
Cette fois, je sens que les familiers du disparu commencent à me croire.
— Intéressant, fait Valéry.
— De là, je conclus que si personne ne l'a vu ressortir, c'est qu'il n'est pas ressorti !
— Je n'avais pas pensé à cette éventualité, reconnaît le lieutenant, tant elle paraît improbable. Cette librairie est tenue par une vieille dame que rien ne désigne pour participer à un kidnapping.
— Le propre des flics professionnels, mon cher ami, c'est qu'ils se méfient des apparences.
— En admettant que la libraire eût été complice, qui donc aurait enlevé le patron ? insiste la secrétaire, ses minces sourcils froncés.
— A nous tous de le découvrir, mademoiselle Staube. J'ai comme l'impression qu'il y a eu des dissensions dans votre groupement, non ?
Elle s'insurge.
— Absolument pas ! Nous sommes tous unis très étroitement, et jamais on ne discutait les décisions du patron.
— Vous ne trouvez pas surprenant le comportement de cet homme qui surveillait nos service et m'a demandé de retrouver Vosgien ? Vous ne savez rien de lui, non plus que de ce correspondant qu'il me conseillait de contacter…
— En effet, c'est' troublant, dit Pépette, très soucieuse, du moins en appas rànces.
— Vous sentez bien que quelque chose ne tourne pas rond dans votre petite affaire, mes amis. Les révolutions sont plus violentes en France qu’au Brésil, mais moins faciles à réaliser.
Valéry lève un doigt, comme l'écolier qui prétexte de sa vessie pour aller écouter les petits oiseaux pendant le cours de maths.
— Oui ? lui dis-je.
— Tout à l'heure, fait le lieutenant, vous nous avez parlé des types du S.R. français en déclarant qu'ils étaient sur le qui-vive. J'aimerais savoir pourquoi ces hommes étaient sur le qui-vive.
Je le regarde droit dans les yeux.
— Parce que, depuis quelques jours Martial Vosgien avait modifié son aspect, mon cher Valéry, et qu'on s'attendait justement qu'il disparaisse !
Un petit silence, pas du tout frivole, nous désunit un instant. Pour la troisième fois, Valéry essuie ses verres qui, de convexes ne vont surement pas tarder à devenir concaves.
Et c'est pendant ce silence qu'il me vient une idée. Je m'interpelle à brûle-pourpoint et me lance au visage la supposition suivante : « Et si tout cela n'était qu'un gros coup de bluff, San-Antonio ? Si Vosgien avait disparu volontairement, selon un plan longuement mûri ? L'astuce sublime pour couvrir sa fugue : que ses partisans fassent croire qu'on l'a enlevé. Hein ? Voilà qui serait drôlement futé, mon pote ! Le type de Paris, le cher Machinchouette, ne t'a pas contacté pour que tu retrouves Vosgien, mais pour que tu fasses admettre en haut lieu qu'il a réellement disparu. Disparu pour tout le monde, y compris pour son réseau clandestin. Du coup, tout s'éclaire tout devient limpide. Leur suprême habileté, c'est d'accuser le gouvernement français de l'avoir fait enlever, alors qu'il s'est escamoté tout seul ! En ce moment, tandis qu'on s'affaire ici, lui, il est en Europe, bien en place pour risquer le gros paquet ! Plus je gamberge, plus ça me semble évident.