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Un grondement de moteur ! Une auto déferle dans la rue. Au bruit, je sais qu'il s'agit de la Jeep.

Une galopade, des cris, des appels ! Des silhouettes passent sur le trottoir, près de nous, au-dessus de nous, sans nous voir. Des poubelles, ça leur vient pas à l'idée. Ça leur paraît trop petit à première vue, trop malodorant. Ils passent. Ils s'éloignent. La rumeur louvoie à travers le quartier, s'y faufile. Elle s'anéantit progressivement.

Par mesure de sécurité, je laisse passer du temps. Puis je siffle entre mes dents. Mais Béru ne répond pas.

Je me dégage de ma poubelle, j'exécute quelques mouvements décontractants et m'approche de la couche nuptiale du Gros.

Il dort !…

CHAPITRE VIII

Dès qu'il s'arrête, il pionce, le Gros. Et c'est cela qui fait sa force, lui assure son équilibre. Je renverse à nouveau la poubelle pour faciliter son éviction. Il tombe dans le tas d'ordures, paresse quelques instants et murmure :

— C'est en ordre, Mec ?

— Pour l'instant, oui. Filons !

Mais toujours la même question, pertinente en diable :

— Où aller ?

— Je ne vois qu'une solution, lui dis-je, l'ambassade de France

Ça le pousse au ricanement, Bébé-Lune.

— On risque pas d'être reçus dans le grand salon d'apparat, mon pote, de la façon qu'on malodore les deux ! Vise, j'ai des écailles de poissecaille plein mes tifs ! Ils vont appeler police-secours si on carillonnerait maintenant !

— On parle français, Gros.

— C'est vrai qu'avec la menteuse on se tire toujours d'embarras, comme dit un de mes aminches qu'a le bec verseur fané, murmure le Gros. Tu sais où qu'elle perche, toi, l'ambassade de France ?

— A Brasilia, me souviens-je.

— C'est loin ?

— Mille kilomètres environ, mais il doit bien rester des annexes à Rio !

— Et tu espères te rencarder auprès d'un monsieur l'agent ?

Au lieu de répondre je me mets à marcher vers le centre. Nous déambulons sans encombre jusqu'à une large artère plantée de palmiers.

Tout mon être est tendu, mon regard fouille l'obscurité. Bref, j'ai les caractéristiques d'un type aux abois. Je détecte, dans le lointain, un cordon de poulets, ou de soldats, qui barre la rue et interpelle les passants.

— Pas par la, ça chlingue le roussi, dis-je au Gros.

— Eh bien, dis donc, murmure l'Ecaillé, tout ce dépliant de forces pour nous, c'est bien de l'honneur !

Il a déjà opéré sa volte-face, mais je ne le suis plus. Mes yeux se sont posés sur un grand magasin, de l'autre côté de l'avenue, et je n'arrive plus à les en détacher.

— Tu t'annonces, oui ? bougonne Bérurier.

Je suis en train de lire : « Librairie Française ». Je me sens hypnotisé, fasciné, camé, grisé et tout ce qu'on voudra. C'est déjà beau, en soi, une librairie. Mais française ! Alors là, ça dépasse tout.

— Qu'est-ce que tu mates ? chuchote mon ami, troublé par mon attitude.

— Regarde !

Je lui désigne l'enseigne qu'un lampadaire proximitif éclaire abondamment.

— Et alors, tu veux pas aller t'acheter les Mémoires de guerre du général à c't'heure, mon pote ; d'ailleurs, t'es raide comme un passe !

— C'est ici que Martial Vosgien a disparu, Gros !

— Oh ! oui, c'est juste ici…

Son silence rejoint le mien dans une communion poulardienne. Nous ne sommes plus deux fugitifs traqués, mais à nouveau deux chiens de chasse. On frétille de la matière grise, mon Béru et moi. C'est plus fort que nous.

— Arrive ! décidé-je en traversant la rue.

Il ne me demande pas mes intentions. Sa soumission vient de ce qu'il éprouve des sentiments rigoureusement identiques aux miens.

La librairie est située à l'angle de l'Avenida et de la rue Cabandelmas. Ainsi que me l'a précisé le sieur Valéry, elle comporte deux entrées : une grande et une petite. Je regarde à travers la vitre le magasin désert, avec ses rayons géométriques. Il a été facile à Vosgien de s'esbigner car le local, à cause précisément des rayonnages placés en épis, constitue une espèce de petit labyrinthe.

— T'as l'intention d'entrer ? s'informe le Gros.

— Le désir seulement, car les flics m'ont piqué mon sésame avec le reste.

— Et alors, s'emporte le Magistral, tu te figures qu'y a que ta bricole des arts ménagers qui peuve délourder ?

Ce disant, il sort un des revolvers de sa fouille.

— Oh ! dis, Buffalo Bill, tu ne vas pas défourailler dans la serrure ? m'affolé-je. Avec tous les boy-scouts qui draguent !

Il hausse les épaules.

— Tu me prendrais pour une patate certaines fois, que j'en serais pas surpris, dit-il.

Il extrait un chargeur de l'arme, lui fait cracher ses prunes dans le creux de sa pogne, puis écrase l’armature métallique dudit chargeur sous son talon. Ensuite, ses gros doigts sauvages malaxent ce crachat de ferraille, l'organisent, le tortillent, l'effilent, l'affûtent (enchanté), en font un outil biscornu, mais un outil pourtant, que mon Béru utilise pour violenter la serrure du magasin. Il n'arrive cependant pas à forcer la lourde. Il jure, il sacre pire qu'à Reims, il s'accroupit, il s'accroche ! Œuvre, mon Béru, insiste, prodigue-toi, homme sublime.

De larges gouttes tièdes commencent à vaser. Elles s'écrasent sur le trottoir comme des fientes de pigeon. M'est avis que ça va hallebarder avant longtemps. Tant mieux ! La flotte calmera les ardeurs policières et peut-être deviendra-t-elle notre alliée.

— Je la sens qui mollasse, avertit le Gros.

Je fais le vingt-deux. Heureusement, les poulagas cernant le quartier nous permettent de forcer peinardement la porte du magasin en canalisant les noctambules.

— Et v'là le boulot ! s'exclame Sa Majesté en poussant la porte.

Nous pénétrons furtivement dans la librairie. Une bonne odeur de livres domine les remugles écœurants de poisson collés à nos fringues.

Je relourde silencieusement, puis je me dirige vers le fond de la boutique ou s'ouvre une porte matelassée qui n'est pas fermée à clé heureusement. Je la pousse et me trouve dans une espèce de no man's land commercial où s'élèvent les rayons des « réassorts » et où s'empilent des caisses vides. Au fond de ce réduit, une nouvelle porte, fermée par un verrou, celle-là. Je la désigne au Mastar.

— On est bourrus, Mec, y a un verrou de l'autre côté !

Béru appuie sa main aux doigts écartés contre le panneau et exerce une lente mais puissante pesée.

— Tout juste un petit verrou de bonniche, mon pote, diagnostique-t-il. Tu vas te cramponner au loquet pendant que je vais forcer de l'épaule, de manière à retenir la lourde quand j'y aurai fait cracher son arête. On va y aller en souplesse et ça fera pas plus de chahut qu'un pet de mouche, je te promets !

Je suis docilement ses astucieuses directives. Et voilà le cher homme arc-bouté, les veines du cou plus saillantes que les côtes d'un pantalon de charpentier. On entend gémir la targette sur l'autre rive. Malgré son effort, Béru trouve le moyen de m'adresser un clin d'œil prévictorieux. Enfin, le craquement devient de plus en plus geignard et je sens que la lourde va céder. Si, effectivement, je ne la retenais pas, Zozo serait parti dans les azimuts, entraîné par sa pesée.

Maintenant, nous voici dans un petit hall garni de bois mouluré qui sent le fané, l'encaustique et la cage à oiseaux. En fait, par la lumière de l'impasse, j'avise des perruches (tout étonnées de notre visite), dans un château de Chambord en fil de fer, avec galerie des Glaces (on a mélangé les styles), jardin d'hiver et Luna-Park incorporés. Au fond du hall un escalier. Nous nous y dirigeons. Les marches de bois, recouvertes d'une moquette tellement élimée qu'elle est quasiment éliminée, craquent comme une goélette sodomisée par un récif (de la Bretonne). Aussi, à peine avons-nous atteint le palier qu'un rai de lumière filtre sous une porte. Une voix de femme, tremblotante, morte d'anxiété, balbutie :