— Tu as bien fait. Je voudrais te mettre encore à contribution, ma poule.
— Mais naturellement, mon petit…
— Prends un taxi et viens me rejoindre à la Librairie Française, qui se trouve avenida Santa Verola. Apporte-moi de l'argent et fais en sorte de ne pas être suivie !
Ce qu'elle est heureuse à la perspective de me revoir, Félicie !
— J'arrive, mon chéri, j'arrive…
Je la guette depuis la librairie obscure. Il pleut des cordes, l'avenue est transformée en torrent. Les égouts, insuffisants, ont des résurgences dantesques et leurs plaques de fonte flottent comme des disques de liège. Enfin un bahut rouge stoppe à la hauteur du magasin. La tendre silhouette de Félicie en descend. Elle retrousse ses jupes et court sous le porche du magasin. Je lui' fais signe de passer par la petite rue. Elle est trempée, la pauvre mère.
— Que fais-tu ici, mon grand ? s'étonne-t-elle.
Je lui explique, en long, en large et en français moderne (ultra-moderne). Lorsque j'ai terminé, je lui dis ce que j'attends d'elle. Elle opine et nous rejoignons la vieille libraire et le Gravos. Ils sont en grande converse. La dame demande à Béru s'il a lu Pascal, et il répond qu'il ne s'intéresse pas aux bandes dessinées, vu qu'elles sont trop difficiles à suivre. Astérix, il veut bien, à petites doses, juste pour dire de se tenir au courant et ne pas sembler ignare.
Notre arrivée suspend ce passionnant débat littéraire.
— Madame, dis-je, permettez-moi de vous présenter maman. Je lui ai demandé de venir ici m'apporter de l'argent, mais l'orage fait rage, si je puis me permettre ces rimes (à cause de leur richesse). Mère est complètement trempée et si vous pouviez lui prêter quelques effets, elle vous les rapporterait demain matin, ou plutôt tout à l'heure, puisque nous sommes demain depuis plusieurs heures déjà.
La libraire paraît ravie de cette visite. Elle répond que bien volontiers, et assure qu'elle n'a pas parlé à une compatriote de sa génération depuis bien longtemps.
Nous laissons discrètement les deux conscrites» ; je parie qu'avant deux minutes elles auront des larmes en commun.
— Je te vois venir, sourit le Gros lorsque nous nous retrouvons au salon. C'est pas bête.
— N'est-ce pas ?
— Madame ta maman va tirer les vers du nez à la libraire, hein ?
— Qui sait ?
— Tu t'es dit qu'entre personnes d'un certain âge, la confiance réciproquerait, et réciproquement ?
— On ne peut rien te cacher, Béru, c'est déprimant.
— Tu crois qu'elle a vraiment trempé dans le coup, la bouquiniste ?
— D'une certaine façon… Mais ça ne doit pas être aussi simple…
— Comment cela ?
Je réfléchis un peu, affalé sur un fauteuil crapaud, les jambes allongées pour gommer un peu la fatigue qui les plombe.
— Cette femme, dis-je, plus pour moi que pour le Ventru, est un être inoffensif et aimable qui n'aurait jamais prêté la main à une combine politique…
— T'as vu cette môme si elle est roulée façon madone bougnoule ? murmure mon compagnon en me désignant la photo d'une magnifique jeune fille noire sur la cheminée.
Je visionne la môme en question et je me dis qu'elle est drôlement pourléchante, en effet. Un peu de sang blanc a corrigé son nez, ses lèvres et ses cheveux. C'est une espèce de Blanche noire, si vous voulez bien comprendre. Elle a la morphologie d'une Blanche aux traits harmonieux et la couleur d'une Noire. Il y a plusieurs photos d'amateur dans ce cadre décoré d'ailes de papillon. Un petit pêle-mêle intime. Toutes ces photos entourent le portrait de la jeune Noire et : la représentent dans des décors et avec des gens différents. On la trouve avec la libraire, sur fond de bananiers ; à la plage, en compagnie de jeunes filles blanches (car au Brésil, si le racisme se manifeste parfois, il n'empêche pas Blancs et Noirs de vivre en bonne intelligence) ; je la vois en short sur un vieux vélo, et puis avec…
— Nom de Zeus ? m'écrié-je en grec.
— C'est à propos de quoi donc ? s'intéresse le Majestueux.
Je lui désigne la plus petite des photos. On y voit la fille noire en compagnie d'une très vieille Noire. Un homme, également noir est au milieu, qui tient les deux femmes par le cou.
— Ce type !… balbutié-je.
— Eh ben ?
— C'est Stefano Correira, ou plus exactement Apucara, l'ennemi public, celui qui nous a attaqués, que j'ai lessivé cette noye, et dont le cadavre a disparu !
— Oh ! dis, mais ça se corse, comme disait Napoléon à Tino Rossi !
— En effet, Gros. J'ai l'impression que le serpent commence tout doucement à se mordre la queue.
Quelques minutes plus tard, les deux femmes sortent de la chambre. Elles sont habillées comme pour aller se promener et paraissent au mieux.
— Pardon, madame, dis-je à la vieille libraire, pouvez-vous me dire qui est cette ravissante personne ?
Elle jette un coup d'œil à la photo, hoche la tête et murmure à l'intention de m'man :
— Isabel Apucara, la petite dont je vous parlais…
— La femme de l'ennemi public ! m'écrié-je.
— Sa sœur, rectifie notre hôtesse.
— Vous permettez ? murmure Félicie à sa conscrite.
Je pige qu'elle sollicite la permission de me mettre au parfum. Un battement de cil, la lui accorde, alors m'man déballe son histoire toute fraîche :
— Antoine, vois-tu, nous venons de bavarder, Mme Buisson (la libraire s'appelle Mme Buisson) et moi, et je l'ai persuadée que, dans l'intérêt de tout le monde, il vaut mieux qu'elle dise ce qu'elle sait.
Félicie se racle discrètement la gorge en se masquant la bouche de sa main en cornet. Nous sommes suspendus à ses lèvres, la Frite et moi. C'est tout de même peu banal que la vérité nous vienne de m'man, non ? M'man et ses confitures, ses blanquettes de veau, son jardin, sa femme de ménage malheureuse… M'man qui débrouille l'écheveau, comme elle donnerait la recette du lapin à la moutarde. Et à quatre heures du matin, à Rio, sous un orage majuscule !
— Mme Buisson, continue-t-elle, a, depuis des années, comme vendeuse et secrétaire cette jeune Isabel qui est, paraît-il, une demoiselle très bien, très cultivée, dont le drame est justement d'avoir un frère voyou. M. Vosgien bavardait surtout avec Isabel quand il venait ici. Ils avaient de longues conversations et, quand il repartait, M. Vosgien paraissait tout ragaillardi.
— De quoi parlaient-ils ?
M'man fronce un peu le nez.
— Mme Buisson est discrète et ça ne regarde personne, Antoine !
Bing ! V'là Félicie qui me remet en place.
— Alors ?
— Quelques jours avant la disparition de M. Vosgien, Isabel a demandé à Mme Buisson la permission d'aider celui-ci à disparaître discrètement. Il s'agissait, un jour qu'il viendrait au magasin, de le faire passer dans les appartements jusqu'à ce qu'il pût sortir de la librairie sans être vu.
— Son secrétaire était au courant ?
— Non ; précisément, c'était à son insu que M. Vosgien tenait à disparaître, Antoine.
— Pour faire quoi ? Pour aller où ?
— Cela, Mme Buisson l'ignore absolument.
— Je vous en donne ma parole ! confirme la dame Buisson.
Elles sont drôles, ces deux chères dames !
— Et qu'en a dit Isabel ?
— Elle a disparu, elle aussi, avec Martial Vosgien, en me laissant juste un mot pour me dire de ne pas m'inquiéter à son sujet. Ce soir, en entendant du bruit, j'ai cru que c'était elle qui rentrait.
— Personne n'est venu la demander ?