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Et de me prendre à témoin :

— Non, mais t’entends un peu le spécimen, San-A. ? Alors y a plus moyen d’enterrer son oncle tranquille ? Miss Jaunisse prétend te donner la leçon de morale par dix au-dessous de zéro !

Sa fureur le fait exhaler un panache de vapeur blanche. Tout en noir avec la fumaga qui lui part des naseaux, c’est vrai qu’il ressemble à une locomotive, le Béru ! Pacific-Express, modèle 22 ! Le croque-mort met provisoirement fin à la discussion.

— La famille souhaite-t-elle donner une dernière bénédiction ? s’enquiert-il.

Béru louche en direction du cercueil posé sur la terre gelée.

— Vous croyez qu’il vaudrait pas mieux le descendre tout de suite au sous-sol, ce pauvre homme ? objecte-t-il. Avec le froid qu’il fait, c’est pas tellement indiqué de balancer de la flotte !

— C’est l’usage, plaide le Borniol’s man.

— J’y vais ! décide la prénommée Laurentine.

Ces deux syllabes ont raison des réticences du Gravos.

— Bon, mais alors vite-fait-sur-le-gaz !

Il presse le pas pour arriver au cercueil avant Laurentine. Elle en fait autant, et les deux parents du défunt Prosper entament un cent mètres dans l’allée du cimetière. C’est Laurentine qui gagne, vu son avance et sa légèreté. Béru lui saute sur le voile au moment où la cousine va pour s’emparer du goupillon.

— Tu permets, oui ? gronde-t-il. C’est à moi de goupillonner en priorité.

— A quel titre ? grince la haridelle.

— Au titre que sur nous deux y en a qu’un qui pisse sur l’évier, eh, musaraigne !

Elle est tellement outrée, Laurentine, que le bras lui en tombe. Béru en profite pour saisir le goupillon. Vous le connaissez, Béru, mes chéries ? C’est un brutal ! Il a le geste violent. Or, figurez-vous que, depuis la fin des bénédictions, l’eau bénite est devenue un bloc de glace. Sûr on n’avait pas mis suffisamment d’antigel dedans. Le Mastar soulève donc le seau en même temps que le manche. Mais il n’avait pas préparé son geste à un poids aussi considérable et le total lui échappe des mains. Voilà donc une cinquaine de kilogrammes qui choient sur les arpions de Laurentine.

Bing ! En plein sur son cor et ses engelures ! La vieille fille fait un couac et tourne de l’œil. Le croque-mort exécute un arrêt de volée au moment où elle s’abat, mais il dérape sur une plaque de verglas et ils dégringolent tous les deux dans la fosse. Ça se met à couiner, à geindre, à vitupérer au fond du trou ! Ça grouille, ça fourmille, ça s’enchevêtre ! On n’a jamais vu un tel ramdam au fond d’une tombe.

Vite, les fossoyeurs et moi organisons une caravane de secours. Heureusement, on a les cordes destinées à descendre la bière. L’un des creuseurs se déguise en Maurice Herzog et opère une descente aux abîmes. Il saint-bernarde à tout-va ! Un héros ! Faudra le proposer pour la médaille, je sais pas laquelle, mais en France il en existe une pour tous les cas envisageables. En cherchant bien dans le catalogue, on doit trouver la décoration qui s’applique aux hisseurs-de-maladroits-tombés-dans-les-caveaux-de-famille ! L’autre fossoyeur et moi, voilà qu’on ohhh-hisse à tour de muscles.

Ça réchauffe. Béru refuse son concours. Il dit que si le mec des Pompes ne se trouvait pas au fond du trou, il se grouillerait de reboucher celui-ci bien que la terre soit gelée, quitte à louer une autre concession pour ce pauvre Prosper qui fait le pied de grue dans son pardingue en bois d’arbre. Il doit se faire une philosophie, le brave décujus, là-haut. Quand on est l’oncle d’Alexandre-Benoît Bérurier, il faut s’attendre à ne pas avoir l’enterrement de tout le monde !

Enfin voilà les deux chutistes qui refont surface. Laurentine a sa robe retroussée jusqu’aux épaules, ce qui nous propose une vue panoramique sur son pantalon noué au-dessus du genou, ses jarretières noires et son jupon en toile de lin. Le Gros se claque les jambons.

— Ah ben ! dis donc, Laurentine, rigole l’insolent, comment que tu les emballes tes appas rances ! Dis, ton entresol Renaissance c’est pas de la verrerie de Saint-Louis ! Personne risque d’y porter atteinte, ma vieille ! Même un robot en perdrait ses rivets !

Je lui fais signe d’écraser, vu que le croque-mort s’est pété une cheville en faisant le valdingue. On le coltine jusqu’au corbillard qui attend devant la grille du cimetière. On l’allonge à la place du passager. C’est la première fois qu’il fait du tourisme à bord de sa calèche. Jusqu’alors, il n’avait jamais eu l’occasion de se payer l’intérieur. Pour lui, c’est une promotion, en somme.

Le cocher fouette sa jument et le cortège s’ébranle. On suit à pinces, vu que ma voiture est restée devant la maison du tonton.

On a fait l’aller derrière un mort. On fait le retour derrière un vivant. On y gagne !

2

BÉRU RENOUE AVEC SON PAYS NATAL

Y a quand même quèque chose qui tourne pas rond, les gars, quand on y pense… Je mate le croque-mort affalé dans le corbillard hippomobile. Un bout d’os endommagé et le voilà à l’horizontale, dans la position de ses clients les plus froids. Le gros bourrin noir qui le hale en pète d’écœurement. Il a le fion énorme, le bourrin. Jument, je veux bien, mais avec des miches monstrueusement humaines. La grosse nana ! Le chemin mal déblayé ressemble à du Vlaminck. Ses ornières noires sinuent à travers la neige souillée par les bipèdes. C’est si beau la neige, si pur ! Et ça devient si vite de la merde au contact des hommes. Vous pigez, vous, pourquoi nous autres on dévaste toujours tout, d’un bout du monde à l’autre ? Pourquoi on ternit, pourquoi on détériore, du seul fait que nous existons ? C’est vachement poisseux, la vie, non ? Ça colle, ça macule, ça ébrèche, ça flétrit, ça déjectionne ! On résiduse trop ! Voilà le drame !

Le croque-macchab, tout à l’heure, il marchait devant le convoi, avec ses gants noirs, son bada de notaire à bord roulé et sa bouille professionnellement en berne…

Maintenant, il grimace de douleur. Il reste plus que l’animal endolori ! Il a abdiqué ses fonctions, sa dignité. Juste à cause de sa cheville qui lui fait mal ! Et dire qu’il y a des mecs qui se prennent pour eux-mêmes ! Y en a qui exigent qu’on les vouvoie pendant qu’ils font l’amour ! Un morceau d’os cassé, je vous dis ! Ou deux degrés de plus dans le baigneur ! Et y a plus d’homme ! Fini, râpé, aboli ! Reste que la carcasse.

Mais tout à l’heure, quand il sera rafistolé, le pompiste funèbre, il retrouvera son standing. Il reprendra goût aux civilités ! Il réintégrera sa situation !

— A quoi t’est-ce que tu penses ? s’informe Béru.

Il a le même pas que le canasson, le Mastar. Comme s’il aurait quatre pattes au lieu de deux ; et ses tatanes font le même bruit de sabots sur le sol gelé. Sa stalactite nasale s’est encore allongée et lui arrive maintenant au niveau du menton. Il cause derrière, sans presque bouger ses lèvres violies par le froid.

— Je regardais le zig des Pompes, Gros.

Sa Majesté octroie un coup d’œil à l’intéressé, ne le trouve pas intéressant et s’étonne :

— Qu’est-ce qu’il a ?

— Une cheville qui joue relâche, simplement. Et le voilà inutilisable… Pourquoi l’homme peut-il tant de choses et est-il si faible ?

— Pour que ça s’équilibre, assure le Sage. S’il était pas fragile, l’homme, ça deviendrait vite le Bon Dieu !

Il me coule un regard aux paupières givrées et grommelle :

— T’as de la chance de pouvoir philosopher ; moi, avec un froid pareil, j’ai la gamberge qui se coince ; tout ce dont à propos de quoi je suis capable de penser, c’est à un saladier de vin chaud bourré de sucre et de cannelle…